Le graffiti français au-delà de nos frontières.
Au-delà de l’aspect esthétique, la question du territoire a toujours été au cœur du graffiti-writing et de ses pratiques. Marquer son pseudonyme, d’abord dans un environnement proche et progressivement dans un périmètre de plus en plus élargi, est l’un des fondements de ce mouvement. Être writer, c’est observer la ville, l’explorer, se l’approprier et toujours, partir à la recherche de nouveaux territoires.
Cette « culture du voyage » inhérente à la pratique du graffiti-writing est largement ignorée du grand public. Alors que les États-Unis, berceau du graffiti, se sont longtemps restreints aux scènes de New-York et Los Angeles, le vieux continent en revanche fut, dès l’apparition de ce mouvement, le théâtre d’incessants aller-retours entre les différentes capitales européennes.
De générations en générations, les writers n’ont cessé de traverser les frontières en quête de nouveaux supports, de nouveaux contextes, de nouvelles cultures, découvrant des scènes locales dont ils ignoraient parfois l’existence. Unis par un langage visuel universel, ils se sont rencontrés, parfois confrontés, ont partagé leur savoir-faire, leurs coutumes, leur identité et défini une scène globale tout en propageant leur pratique dans les contrées les plus reculées.
Ce goût pour l’aventure, pour la découverte, la rencontre et le partage a nourri leur sens créatif au fur et à mesure qu’ils gagnaient en maturité. Ce faisant, certains d’entre eux se sont mués en artistes urbains, faisant du voyage une composante tout aussi importante que la pratique du graffiti-writing. Peintres, illustrateurs, sculpteurs, performeurs, photographes ou vidéastes, tous ont en commun ce parcours atypique où l’œuvre se mêle au vécu, et dévoile sous diverses formes les pérégrinations de leurs auteurs.
Présentée au FRAC Bretagne de Rennes dans le cadre de la biennale d’art urbain Teenage Kicks, cette exposition souligne la façon dont le voyage fait partie intégrante de la culture du graffiti-writing depuis ses premières heures et illustre les explorations de Honet, Pablo Cots, Inxs, Kifesa, Poch, Rock, 2Shy, Bims, The Blind, Sonik et Seth. Elle est constituée de divers documents et objets glanés par ces derniers au cours de leurs excursions, de photographies et témoignages vidéo, de carnets de voyages ainsi que d’œuvres inspirées de ces expériences en territoire inconnu. La variété de ces documents permet aux visiteurs d’appréhender les spécificités de ces voyages consacrés à la pratique du graffiti-writing, mais également de comprendre comment la découverte de nouveaux horizons inspire les travaux d’atelier de ces artistes.
Hobo graffiti, Monikers & Tramp Writing
Les hobos et leur mode de vie nomade sont nés sur le continent nord-américain durant les décennies 1890s et 1930s, périodes conjuguant crise financière et chômage de masse (notamment la panique de 1893 et le krach de 1929) et coïncidant avec l’expansion des chemins de fer aux Etats-Unis. En 1911, la presse compte près de 700 000 hobos aux USA. Vingt ans plus tard, ils sont estimés à plus de deux millions.
Voyageant illégalement dans les trains de marchandises à la recherche d’un petit boulot, les hobos, souvent considérés à tord comme des clochards, sillonnent l’immensité du territoire nord-américain au gré d’une éventuelle opportunité d’emploi ponctuel ou saisonnier. Ce faisant, ils ont adopté un mode de vie sommaire et aléatoire qui s’est progressivement inscrit dans la culture populaire américaine à la faveur d’un imaginaire romantique lié à la liberté et à l’aventure. Les écrivains Jack London, Nels Anderson, Jack Kerouac, la photographe Dorothea Lange et les musiciens Pete Seeger, Woody Guthrie ou John Lee Hooker ont largement documenté la vie des hobos au début du XXe siècle.
Toujours en mouvement, les hobos communiquent par le biais de monikers. Des graffitis où chacun se représente sous la forme d’un petit dessin signé d’un pseudonyme, le plus souvent réalisé à la craie, au charbon ou gravé sur les wagons et aux abords des voies ferrées. En quelques traits, un moniker dévoile certaines informations sur son auteur, comme sa région d’origine, une particularité physique ou un trait de caractère. Certains sont accompagnés d’une date ou d’une lettre accolée à une flèche indiquant, à l’image d’une boussole, la direction alors empruntée. Petit à petit, les hobos ont créé un langage codé composé de pictogrammes qui délivrent une information sur le lieu où il est apposé. Selon où l’on se trouve, on apprend par exemple s’il est possible de trouver un emploi, si l’habitant est accueillant ou si la police est hostile.
Depuis le début du XXe siècle, une littérature hobo et des articles de presse prétendent documenter et décrypter le langage hobo. Principalement rédigés par des hobos, ces érits participent en réalité à alimenter un mythe autour de leur mode de vie, mêlant histoires vécues et anecdotes imaginaires. En écrivant eux-mêmes leur propre histoire mystifiée, les hobos cultivent ainsi un culte du secret qui leur est cher. Dès lors, toute information liée à l’univers des hobos est à prendre au conditionnel.
Par ailleurs, les hobos ne sont pas les seuls à signer les wagons de marchandises et leurs alentours. Durant la seconde moitié du XXe siècle, nombre de cheminots y apposent également leur moniker afin d’être remarqués d’un bout à l’autre du continent, contribuant à faire émerger un mouvement qui perdure aujourd’hui encore. Une pratique vernaculaire, à mi-chemin entre expression populaire et mouvement artistique, qui partage de nombreux points communs avec le graffiti-writing né à New York au milieu des années 1960.
Aujourd’hui, de nombreux artistes à travers le monde font régulièrement référence à l’univers des hobos dans leur pratique artistique. Certains, à l’instar du collectif français Road Dogs, rejouent le mode de vie des hobos et embarquent régulièrement sur des wagons de marchandises pour des voyages sans destination connue.
Tatoueur et writer originaire du Havre, Kifesa expérimente également ces voyages précaires faits d’attente, d’incertitude, d’inconfort et de liberté. Au gré des aiguillages, bercé par le bruit des wagons qui s’entrechoquent sur le ballast, il sillonne le réseau ferré européen, documente ses expéditions par la photographie et signe son passage de pièces réalisées sur les trains de fret.
Paris – Stockholm 1992 / 1993
Au mois de novembre 1993, les writers français Shun, Honet et Poch se rendent à Stockholm et peignent le long des voies ferrées près des pièces de Ash et Skki©, deux writers français qui s’étaient rendus dans la capitale suédoise un an plus tôt. Fruits de minutieuses recherches réalisées par Poch, les documents présentés ici racontent en textes et en images cette rencontre virtuelle à 2000 kilomètres de Paris, ainsi que les liens que tissent entre eux les writers européens dès la seconde moitié des années 80. Au cours des années 90, à la faveur du pass Inter Rail proposé par la SNCF et des fanzines qui se développent aux quatre coins du vieux continent, ces connections s’intensifient et une scène résolument européenne s’affirme au gré d’échanges internationaux dédiés la plupart du temps à la pratique du graffiti-writing sur trains et métros.
INXS / Dirty Handz Prod
Diplômé de l’école supérieure des arts décoratifs de Strasbourg en 2001, INXS est tour à tour monteur vidéo, réalisateur et régisseur dans diverses institutions artistiques avant de devenir professeur d’arts plastiques dans le secondaire. Différentes professions, toutes liées à aux travaux personnels qu’il développe parallèlement.
En 1997, conjointement à l’historique manifestation anti Le Pen à Strasbourg, Dirty Handz voit le jour sous la forme d’un fanzine politique proche de la mouvance anarchiste autonome. Un engagement qu’INXS défend également par sa pratique du graffiti-writing depuis le début des années 90. En 1998 et 1999, Dirty Handz renaît sous la forme d’une VHS en deux volumes exclusivement dédiés au graffiti illégal. La forme soignée et le contenu radical de ce vidéozine en font rapidement une référence dans l’univers du graffiti-writing. Sept ans plus tard, INXS clôt la trilogie avec un dernier épisode qui relève plus du documentaire que du vidéozine des débuts. Il y retrace une série de voyages réalisés entre 1998 et 2002, de Londres à New York en passant par Copenhague, Stockholm, Munich, Berlin et Hambourg. Le film révèle non seulement une pratique acharnée du graffiti-writing dit « vandale », mais également l’envers du décor : un mode de vie sommaire, en marge du système, exclusivement dévoué à sa passion.
A travers ses installations composées, entre autres, de performances audio et de montages vidéo, INXS propose une œuvre documentaire dédiée à la pratique du graffiti illégal et des luttes sociales.
Pablo Cots
Français d’origine espagnole né en Algérie, Pablo Cots arrive en France à l’âge de six ans. Grâce à son père, employé d’une compagnie aérienne, il voyage en famille durant toute son enfance puis en solitaire à partir de l’adolescence.
À travers la pratique du skateboard et du graffiti en banlieue parisienne, Pablo Cots développe un regard singulier sur son environnement, attentif notamment aux typographies des enseignes commerciales, à la signalétique urbaine, aux tags et autres graffitis vernaculaires. Diplômé de l’École Professionnelle Supérieure d’Arts graphiques et d’Architecture puis des Beaux Arts de Paris, il peint à l’acrylique des détails de scènes de rue et porte une attention particulière aux matières et à l’usure des surfaces.
Parmi ses nombreux voyages à travers le globe, l’Espagne est sa destination favorite. Il y photographie ses rues et ruelles, rempli ses cahiers d’anecdotes, de croquis et divers documents collectés ici ou là, et récolte de nombreux objets vintage, sortes de fétiches au charme désuet qui nourriront plus tard ses travaux d’atelier.
Sonik
Bien qu’il ait grandi en France, Sonik a conservé un fort lien avec ses origines bulgares ainsi qu’avec une grande partie de sa famille restée au pays. Aussi loin qu’il s’en souvienne, sa vie est jalonnée de longs aller-retours entre la France et la Bulgarie.
Au tournant des années 2000, la découverte du pass Inter Rail lui permet de multiplier ses voyages dédiés à la pratique du graffiti. Budapest, Prague, Zagreb, Belgrade puis l’Albanie, la Macédoine, l’Ukraine ou la Russie… Les multiples ramifications de la communauté du graffiti l’emmènent toujours plus loin, à la découverte de nouveaux territoires à explorer. Dès lors, le graffiti devient prétexte à l’expérience et la rencontre.
Observateur attentif des mutations culturelles, sociologiques et politiques des pays qu’il visite, Sonik développe un travail photographique relevant à la fois du documentaire et du journal intime. Au-delà de l’archivage de ses peintures, il s’attarde sur le contexte et capture les détails vernaculaires qui l’interpellent.
Autant d’éléments qui nourrissent son travail d’atelier où peintures et sculptures dévoilent une vision fantasmée de l’occident, mixée au folklore populaire des Balkans, de la Russie ou de l’Asie Centrale. On y lit en filigrane le libéralisme brutal qui s’est abattu sur le bloc de l’Est depuis la fin du régime communiste, soulignant les paradoxes, les aberrations et les difficultés auxquelles les nouvelles générations doivent désormais faire face.
The Blind
Après plusieurs années de graffiti illégal, The Blind s’empare en 2004 de l’écriture braille pour investir l’espace public. Mêlant les codes du graffiti à sa personnalité engagée, il distille ses messages, parfois porteurs de sens, d’autres fois ironiques ou humoristiques, au cours de ses voyages aux quatre coins du globe. Suscitant interrogation et curiosité, son œuvre nécessite des clefs de lecture que voyants et non-voyants doivent s’échanger pour appréhender cet art urbain en trois dimensions.
En atelier, The Blind décline ses photographies documentaires – ou celles de son ami Guillaume Jolly qui l’accompagne dans ses périples – en sérigraphies, parfois rehaussées de points en relief. Parmi les nombreux voyages qu’il réalise autour du monde, la découverte en famille du lac Baïkal en Russie orientale reste l’un de ses souvenirs les plus marquants. Entre autres interventions, il inscrit en braille les mots « touché coulé » sur le flanc d’un navire emprisonné dans la glace.
Honet
Illustrateur à personnalités multiples et artiste urbain depuis plus d’un quart de siècle, Honet est également collectionneur d’instants éphémères, archiviste en curiosités urbaines, explorateur de souterrains interdits, photographe compulsif et grand voyageur.
Son œuvre nous invite dans un monde secret et mystérieux composé d’images tantôt naïves et romantiques, tantôt gothiques et inquiétantes, nourries de ses voyages clandestins aux quatre coins du monde. A la manière d’un enquêteur ou d’un méticuleux tueur en série, Honet raconte ses voyages à travers de fourmillantes installations faites de divers documents et objets glanés lors de ses explorations, de photographies documentaires et d’œuvres inspirées de ses aventures vécues hors de nos frontières.
À mille lieues des clichés d’une carte postale, il dévoile ainsi la face cachée des pays qu’il visite, leurs modestes modes de vie et leurs coutumes oubliées. De rencontres inopinées en explorations sordides, ses tumultueux voyages révèlent autant d’aventures extraordinaires que d’étranges surprises présentées de façon méthodique et organisée comme une œuvre globale.
Seth
Près de dix ans après ses premiers graffitis à Paris, Seth part en 2003 à la découverte d’artistes et de nouvelles cultures tout autour du monde. De cette expérience naît en 2007 le livre Globe Painter, puis le programme documentaire Les Nouveaux Explorateurs, produit et diffusé par Canal+. A chaque épisode, Seth propose de s’immerger dans un pays par le prisme de l’art urbain. Pendant cinq ans, il parcourt et partage ainsi une quinzaine de destinations riches de sens et de rencontres, dont il nourrit son travail personnel, en atelier ou dans l’espace public.
Parmi les différentes facettes de son travail, les personnages sans visages et la thématique du masque sont très présents dans son œuvre. Au cours d’un séjour de plusieurs mois à Bali, il découvre la richesse de l’artisanat local et se passionne pour les masques balinais, qu’ils soient religieux ou issus du théâtre traditionnel. Il réalise alors des prototypes de sculptures en terre et invite divers sculpteurs locaux à les interpréter en bois. Ces sculptures sont présentées ici vêtues de masques indonésiens et coréens.
Bims
Passionné de dessin et nourri de bandes dessinées depuis son plus jeune âge, Bims s’est émancipé des codes du graffiti new-yorkais en y mêlant des influences du cubisme, du futurisme et de l’abstraction. Attiré par les différents modèles de trains de l’Europe de l’Est autant que par les truites endémiques de ses rivières, ses voyages sont autant de prétextes à la découverte d’autres cultures qu’à la pratique de la pêche ou de la peinture.
Avec des moyens rudimentaires, l’adaptation naturelle et le sens de la débrouille ont transformé ses pérégrinations en expériences uniques, proches de celles des hobos d’Amérique du Nord. Des tranches de vie parfois rudes, souvent décalées, qu’il documente à travers ses croquis et ses clichés argentiques dont certains serviront de base à ses illustrations réalisées à l’encre de chine.
Rock
Depuis ses premiers graffitis à Paris au début des années 90, Rock s’est progressivement affranchi des clichés liés au hip hop pour en détourner les codes et développer, non sans humour, une imagerie libre et décomplexée.
Depuis son premier voyage en Inde en 2006, Rock y est retourné de nombreuses fois, principalement à Bombay, mais aussi à Delhi, Calcutta, Bénarès, Patna, Madras ou Bangalore. Collectionneur de disques vinyles, le but initial de ses voyages successifs est lié à la recherche de pièces rares des années 60 aux années 80. Il profite néanmoins de chacun de ses séjours pour réaliser des peintures et collages inspirés de l’iconographie locale, religieuse ou populaire. Rock adapte ainsi sa pratique occidentale aux différents lieux qu’il visite, la plupart du temps encore vierges de cette forme d’expression artistique.
2Shy / Miles Unlimited
Transposant l’héritage de sa culture du graffiti aux médiums de l’ère numérique, 2Shy explore un langage visuel oscillant entre illustration, graphisme et typographie artisanale. Curieux et autodidacte, il évolue d’un environnement à un autre, multipliant les collaborations et les supports.
Membre fondateur du collectif informel Miles Unlimited Touring Club avec Honet, il sillonne la planète, appareil photo en main, et documente ses voyages en portant un œil attentif aux spécificités locales, qu’elles soient culturelles, gastronomiques ou architecturales. Explorateurs modernes, les membres du Miles Unlimited privilégient au fantasme du séjour All Inclusive un exotisme fait de brutalisme, d’architectures post-soviétiques, de ruines industrielles et de mégalopoles rétro-futuristes. Préférant les chemins de traverse aux sentiers balisés, ils restituent leurs périples sur leur site internet ou par le biais de publications auto-éditées.
Textes et photographies de Nicolas Gzeley
Partir un jour
Du 20 novembre 2021 au 2 janvier 2022
FRAC Bretagne, 19 av. André Mussat, 35000 Rennes