Augustine Kofie fait partie de ces artistes que nous apprécions particulièrement. Comme beaucoup d’autres dont nous admirons le travail, Augustine Kofie vient du graffiti. Il a su digérer cette culture et est devenu un artiste à part entière, avec sa propre identité graphique, son propre univers, sans jamais renier le temps qu’il a passé à peindre dans la rue.
Il y a trois mois, il était de passage à Paris pour présenter sa dernière exposition organisée par la galerie OpenSpace. Il a également profité de son séjour pour réaliser une peinture au Mur Oberkampf ainsi qu’une longue fresque sur le mur du Carré Baudoin avec le concours de l’association Art Azoï. Nous avons bien sûr sauté sur l’occasion pour passer un peu de temps avec lui et en savoir plus sur son parcours, ses inspirations et sa technique.
Rencontre…
Tu es aujourd’hui connu pour tes compositions abstraites sur toile comme sur mur. Je me souviens cependant que tu as fait beaucoup de graffiti classique durant les années 2000. Comment s’est faite la transition entre le lettrage et l’abstrait ?
Cela s’est passé il y a une dizaine d’années. Il est vrai que j’ai peint beaucoup de lettrages dans un « style typiquement Los Angeles », un style néanmoins inspiré de la scène new-yorkaise mais réalisé de manière plus détendue alors que le style new-yorkais est à mes yeux plus agressif. Quand j’étais plus jeune, je m’intéressais surtout aux productions organisées, en groupe. À cette époque, je m’occupais surtout des persos. Et puis au bout d’un moment cela m’a lassé que l’on me réduise au « mec qui fait des persos ». Je me suis donc concentré sur la discipline du lettrage dans laquelle j’avais alors quelques lacunes. J’ai beaucoup travaillé mes formes, mes effets, mes contours… Assez rapidement, j’ai commencé à casser mes lettres, à les séparer en différentes sections. J’aimais jouer avec mon nom, un « k » pointu, un « o » rond et un « f » pointu à nouveau… À la fin des années 90 je commençais à me sentir à l’aise avec mon style de lettrage et j’ai commencé à le déstructurer. Nous étions dans la dynamique du changement de millénaire et tout le monde voulait aller de l’avant. Je n’avais pas encore franchi le pas vers l’abstrait, j’étais juste dans la déstructuration de mes lettrages. Je faisais encore des lights, des contours, des effets en 2D mais je n’étais plus focalisé sur l’écriture de mon nom. Je suis arrivé à l’abstraction petit à petit, en me faisant plaisir, en essayant de façonner mon propre style, ce qui est pour moi la règle première du graffiti.
Tu avais des partenaires qui étaient alors dans le même esprit ?
Pas vraiment, c’était un peu le problème… J’étais impliqué dans des crews mais je suivais ma propre voie, c’est distinctif de ma personnalité. Il y avait vraiment très peu de gens intéressés par l’expérimentation.
L’innovation était appréciée à Los Angeles mais les mecs de mon crew me chambraient tout de même un peu. Cela dit, ça marchait tout de même bien entre nous.
Je me rappelle de Joker, l’un des fondateurs des Transcend et à cette époque, il semblait être dans la même dynamique que toi.
Oui, il faisait la même chose, mais il était plus au Nord. J’avais vu son travail mais je ne l’ai rencontré pour la première fois il n’y a que sept ans. On a tout de suite compris pourquoi on a fait ce que l’on a fait. J’étais au courant de son travail et lui du mien. À un moment à Los Angeles, on a tout à coup eu accès à de nombreux magazines d’Europe, c’était comme un nouveau flux d’informations. Et il y a des styles en particulier qui m’ont marqué, comme par exemple le travail de Boris « Delta » Tellegen. Je n’essayais pas de le copier mais sa démarche m’a influencé. Push MSK aussi m’a marqué, ainsi que Siner des LTS-WCA qui avait un style très expressionniste, il utilisait du scotch et de la peinture d’intérieur alors que nous étions focalisés sur la bombe aérosol. Des mecs qui faisaient des persos comme Mear et Axis, je les connaissais car j’étais de leur quartier et quand je les voyais peindre en direct, c’était assez frappant.
Quand on observe ton travail, on évoque aisément le Constructivisme russe, le Bauhaus… D’où viennent ces formes géométriques qui font une des particularités de ton style ?
Ces formes sont inspirées de mes lettres mais bien sûr, cela peut faire penser au Constructivisme. Je n’ai pas fréquenté d’école d’art. Les gens n’arrêtaient pas de me dire : Tu dois regarder ceci ou cela, des artistes comme Nicolas De Staël ou Moholy Nagy. Je me sentais comme un vieil esprit coincé dans cette nouvelle forme d’art qu’est le graffiti. Je refusais d’aller voir ailleurs, je suis le genre de mec qui, s’il a une idée en tête, va se confronter au problème jusqu’à en trouver la solution. Peu importe ce que font les autres, je suis un scorpion, je suis déterminé ! Je ne fais pas ce que font mes potes, je fixe ma ligne de conduite et je la suis. Avec le temps, c’est ce qui m’a fait sortir du graffiti. J’ai appris à utiliser la bombe comme un outil, j’ai suivi les règles, pas de scotch, pas de coulures et à mes 25 ans j’ai commencé à m’amuser un peu plus. J’ai par exemple apporté de l’apprêt et des pinceaux dans les dépôts de trains. Ma mère, elle-même artiste, me comprenait même si elle n’était pas vraiment fan de la forme d’art que j’avais choisi. Mais elle me laissait faire, elle me laissait partir en voyage, faire ce que j’avais à faire…
Le collectif Agents Of Change (Carlos Mare, Jaybo Monk, Remi Rough, Jerry Inscoe, LXone…) a-t-il une influence sur ton travail ?
Honnêtement, c’est surtout Jaybo Monk qui m’influence dans ce crew. Car c’est un artiste au sens propre, pas vraiment un artiste graffiti. Je suis impliqué dans le graffiti, cela ne veut pas dire que j’aime tout le graffiti. Jaybo est dans un mix de plusieurs choses et c’est un mec super. Avec Remi Rough, on s’entend bien et quand on se voit on se comprend parfaitement. On sait ce que l’on fait, on sait d’où çà vient et on peut en parler toute la journée. Les techniques, qui fait quoi, où, comment… Je suis entré dans le groupe AOC pour ce que je faisais, pour un style déjà établi, un nom… Ça marche bien car nous sommes dans le même état d’esprit. On fait nos trucs individuellement et quand on se retrouve pour un projet, on le fait vraiment ensemble. On est tous concernés, très unis.
Quelle est ta position vis-à-vis du mouvement Graffuturism auquel beaucoup t’associent ?
C’est un mot un peu bizarre non ? Une sorte de hashtag… Cela a commencé avec un blog pour montrer une autre sorte de peinture… Futura le faisait il y a longtemps déjà, Phase2, Rammellzee (RIP) aussi… À l’époque il n’y avait pas de mot pour définir cela, pourtant le Graffuturism existe depuis des lustres. Transcend le faisait aussi, ce style progressif. Le terme Graffuturism veut dire que tu faisais du graff et que tu as évolué vers ce genre de peinture. Des formes géométriques, de l’abstrait… À un moment, des mecs comme Futura ont eu envie d’évoluer, ils savaient déjà faire les trucs classiques. Graffuturism, ce n’est pas un crew. C’est un titre et si tu y corresponds, bon bah voila…
Parlons un peu du process lorsque tu travailles une pièce sur un mur.
Déjà, je fais la part des choses, je ne fais pas mes murs de la même manière que mes toiles. Par exemple, pour le mur du Carré Baudouin à Paris, j’avais quatre jours donc je devais l’aborder avec des techniques me permettant d’avoir de grandes zones de couleurs à travailler assez rapidement sachant que d’autres zones allaient me demander plus de temps. J’ai pensé ce mur d’après la structure des peintures que je fais en ce moment et j’ai anticipé des zones de sélection à l’ordinateur afin de pouvoir manipuler les couleurs à ma guise. J’ai pris de la peinture acrylique et j’ai commence à séparer les lignes. Pour les longues lignes, le plus simple est d’utiliser du scotch. J’ai fait un mélange de lignes rigides et de lignes réalisées à main levée, directement à la bombe. J’aime le contraste dans mon travail, j’aime les lignes propres côtoyant des lignes sales. Des carrés bien aiguisés, des carrés crades… Je construis une structure pour mieux la détruire.
Et puis tu ajoutes des couches, des sortes de calques superposés les uns aux autres…
Oui, je superpose. Toute ma façon de dessiner est basée là-dessus. Ça vient du graffiti. Tu mets de la 3D à tes graffs, qu’est ce que c’est d’après toi ? C’est pour faire ressortir ton graff du mur, lui donner de la profondeur… C’est ma manière de faire de la 3D, pas de manière littérale mais en exagérant l’étirement. Il y a des contours, des lights, de la 2D, en fait c’est de la 3D qui ne dit pas son nom. Oui, j’aime stratifier, jouer avec du vieux, de l’abimé, de l’usé. Et ça marche. Quand tu viens du graffiti, tout est sensé être clean… Ok, faisons le un peu plus cradingue et un peu plus stressant pour voir…
Lorsque l’on observe tes murs, ce qui saute au yeux au delà des formes, ce sont les tons de couleurs qui sont assez particuliers et qui participent à l’originalité de ton style.
Quand j’étais dans les tons “terre”, c’était une question de budget, je n’avais pas d’argent. J’utilisais de l’apprêt en réduction, jaune, marron, vert… J’aime le camouflage, t’as vu mes fringues ! (rires) Je peins avec les couleurs que j’aime. Beaucoup de vert et de marron. Pendant longtemps, tout le monde autour de moi peignait avec des couleurs plus claires, et moi ? Eh bien je me suis dit que je ferais l’opposé ! Je serais dans les tons terre et maussades. Mais comment les faire ressortir ? J’ai toujours besoin de couleurs pour accentuer les autres et les faire ressortir. Le jaune ou le turquoise font bien ressortir les tons plus ternes. En fait, j’ai toujours tourné autour des couleurs “terre” car je portais ces couleurs.
Tu as la même démarche lorsque tu travailles sur une toile ?
Non, c’est complètement différent d’un mur même si mon approche de la couleur reste relativement similaire. Le truc, c’est que j’utilise en atelier assez peu de bombe, plus d’acrylique. J’utilise des règles et des pinceaux pointus pour construire mes lignes droites. En revanche, c’est toujours la même approche, la même attaque : Construire pour déconstruire ! Cela me prend plus de temps de peindre une toile qu’un mur, c’est ce qui est vraiment étrange. Je peux peindre un mur en quatre jours alors qu’il me faut parfois des semaines pour peindre une toile. Ce sont vraiment les détails qui comptent et qui prennent le plus de temps car c’est plus minutieux. Je ne suis pas toujours content de mes toiles. Il y a plus de couches et j’en fais plusieurs en même temps en passant de l’une à l’autre. J’utilise de l’acrylique, un peu de spray, du collage, de la sérigraphie… Dans mon atelier, j’ai plein d’outils que j’adore utiliser mais pour les couleurs, cela dépend vraiment de l’humeur. Cela dépend aussi des séries que je fais. J’essaye de créer des collections, des toiles qui fonctionnent entre elles.
Les couleurs sont aussi plus transparentes sur tes toiles.
Oui, il y a plus de transparence. J’utilise plus d’eau, je bosse du clair à l’obscur. Sur ce mur au Carré Baudoin, je suis parti du sombre pour arriver au clair. Sur mes toiles, j’aime avoir des surfaces claires et passer des lavis. Je ne passe pas du sombre au clair, c’est une différence fondamentale.
Parle-nous de la série que tu viens de présenter au Bastille Design Center.
Le show s’appelle “Taking Shapes”, c’est plutôt un amalgame, c’est ça la direction de cette série. Quand tu as une exposition hors de ton pays, c’est une introduction, une présentation. Il y a donc une grosse quantité de collages que j’avais en stock. Il y a au moins une douzaine de collages dont j’étais content. Beaucoup de dessins aussi… Des papiers imprimés, des techniques d’application avec des zones de couleurs… Il y a beaucoup d’allers et retours entre les deux. C’est difficile à expliquer, des niveaux, des profondeurs et des couleurs qui ne semblaient pas pouvoir marcher entre elles mais qui en fait s’accordent très bien. Tous mes travaux sont intimement liés à l’étirement et l’exagération des formes, à la profondeur… C’est aussi ce que j’essaye de faire en extérieur mais ici, c’est plus concentré et densifié. Pour moi, c’est confortable ce chaos organisé ! Il y a aussi quelques tissus qui sont présentés dans cette exposition. Comme des plaids, ce ne sont pas des tapis, plutôt des couvertures. Je voulais juste faire un truc différent. J’aurais aimé être dans l’usine quand ils les ont fait mais c’était de l’autre coté du pays. Je n’ai vu personne d’autre le faire donc je voulais essayer. Ce sont pratiquement des pixels, c’est comme ça que l’ordinateur a perçu mes dessins. Je pensais tout simplement que ça serait marrant d’essayer.
Il y a un côté « chineur » dans ton travail, notamment dans le fait d’utiliser des éléments de récupération pour encadrer certaines de tes toiles…
Tout est dans le recyclage. Il y a des endroits à Los Angeles où je trouve ce genre de matériel. J’y vais et j’en récupère chaque weekend. Je ne collectionne pas les jouets ou les chaussures mais j’aime le vieux, des trucs « vintage » que j’ai fini par utiliser dans mon travail. Donc, les vieux papiers des cabinets de médecine qui sont bleu, violet ou crème, tous les outils de classement de l’époque d’avant les ordinateurs ou les vieilles bombes de peinture. Je savais déjà ce que je faisais lorsque j’ai commencé à les accumuler il y a une vingtaine d’années. Je collectionne aussi les vinyles. Tout correspond à une période entre les années 50 et 80. Je suis un gosse des années 70, c’est en quelque sorte réconfortant d’utiliser ces outils ; mais surtout, je n’ai pas vu quelqu’un d’autre le faire. Cela m’aide à différencier mon travail de mes collègues. Tout le monde peut utiliser du papier neuf mais du papier prêt à être jeté ? Ils ont leur propre vie, leur propre histoire et les réunir, les organiser, c’est comme la technique du sample propre au hip-hop. C’est comme quand tu utilises tels ou tels samples et que tu les mixes ensemble. Au départ ce n’est pas sensé fonctionner et au final ça le fait. Ici c’est la même chose. Le graffiti n’a rien à voir avec cela, c’est un peu l’essence de ma recherche. Comme le breakdance qui vient de différentes danses, notamment la danse africaine. Je suis un enfant du hip-hop, le mélange ne me dérange pas.
D’ailleurs tu fais également de la musique.
Oui et je prépare systématiquement une bande sonore pour chacune de mes expos. On y retrouve la musique que j’ai écouté pendant que je peignais mes toiles. C’est mon excuse pour faire du son, mais en dehors de cela, je n’ai pas vraiment le temps d’en faire. Cela participe à l’ambiance de mes expositions. Pour le mur du Carré Baudoin par exemple, la bande son serait un mix de Vangelis avec Mireille Mathieu !
Augustine Kofie exposera du 27 mars au 26 avril dans la David Bloch Gallery à Marrakech. À suivre…
Propos recueillis par Ogreoner & Nicolas Gzeley
Photos Los Angeles 2006-2007 : PureGraffiti – Graffhead – A Syn
Photo Agents Of Change – Londres : Ian Cox
Photos Paris : Ogreoner & Nicolas Gzeley
Photos Exposition « Taking Shapes » : Lionel Belluteau / Un œil qui traîne