L’acte et son image

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L’essence du post-graffiti réside en sa capacité à réinterpréter l’expérience du graffiti-writing à travers de nouvelles pratiques, usant de mediums et de formes de monstration aussi diverses que variées. Aveugles ou désintéressés, les institutions artistiques et le marché de l’art ont cependant toujours résumé ce mouvement à son esthétique, réduisant les artistes issus du graffiti à ne s’exprimer qu’à travers la sacro-sainte peinture sur toile. Si certains d’entre eux y étaient destinés, d’autres ont en revanche cherché à transposer leur pratique illégale vers de nouvelles expressions artistiques, explorant le volume, l’installation, la photographie, l’animation ou la performance. Avec la démocratisation des nouvelles technologies audiovisuelles et des différentes plateformes de diffusion, un grand nombre d’artistes touche-à-tout se sont tournés vers la vidéo afin de documenter leurs recherches. Passés les innombrables work in progress en time-lapse accéléré ou les sempiternelles actions vandales filmées à la GoPro, Spraymium magazine vous propose de (re)découvrir quelques bijoux de créativité où la vidéo ne sert plus seulement à montrer une peinture ni son processus de création, mais à véritablement produire une œuvre originale.

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It’s so fresh – Nug

Originaire de Stockholm, Nug est l’un des pires vandales que la Suède ait connu. Il amorce une pratique intensive du writing dès le milieu des années 80 au sein du célèbre crew VIM (Vandals In Motion), puis s’inscrit à l’université d’arts plastiques Konstfack où il conceptualise l’acte de réaliser des graffitis illégaux par la performance. En 2008, il obtient un master avec comme projet d’étude le film Territorial Pissing dont un extrait est visible ici. On y voit un homme masqué vandaliser une rame de métro en circulation, d’abord au marqueur, puis à la bombe et à l’extincteur avant de s’extraire du wagon en brisant la vitre la tête la première. Cette démonstration performative de ce qu’est le graffiti lorsqu’il est réduit à son acte, dépouillé de toute considération esthétique, avait déjà été explorée en 2005 dans le film Magic Colorz, où diverses équipes de writers berlinois miment leurs actions illégales dans la ville. Présenté au public lors d’une exposition en 2009, Territorial Pissing déclenche instantanément de vifs débats, notamment au sein de l’université qui, sans aller au bout de sa démarche, évoque la destitution du diplôme de Nug. Le scandale court jusqu’au parlement suédois où le ministère de la culture en poste s’insurge « Ce n’est pas de l’art ! Il ne s’agit que de destruction et vandalisme. » Ce à quoi son homologue finlandais répond « Un ministre de la culture n’a pas à décréter ce qui est de l’art ou ce qui n’en n’est pas. En ce qui me concerne, la sérigraphie Territorial Pissing trône fièrement sur le mur de mon bureau. » Et Nug de conclure « Mon ambition est de partir de mon expérience personnelle pour replacer le graffiti dans un nouvel environnement sans perdre son énergie originelle. Le graffiti est souvent comparé à un chien urinant pour marquer son territoire. C’est cela que j’essaye d’exprimer en utilisant d’autres formes que le traditionnel lettrage soigneusement dessiné. Je me focalise d’avantage sur l’énergie qui se dégage du graffiti en tant qu’acte. Une énergie que je traduis ici par des lignes irrationnelles et des gestes instinctifs. Ce n’est peut être pas très élégant, ça sent mauvais, mais uriner fait du bien et c’est nécessaire à tous, où que l’on soit. » L’artiste suédois a par la suite réalisé d’autres vidéos sur le même thème, dont It’s so fresh où, pris de convulsions, il vandalise une station de métro avant de retrouver un comportement normal. Ou encore Breaking E18 dans laquelle on le voit exécuter des pas de danse sur l’autoroute, esquivant les véhicules lancés à pleine allure.

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Nolens-Volens – Rizote & Saeio

L’effacement du graffiti et par extension son caractère éphémère est un thème abordé par bon nombre d’artistes issus ou non du graffiti. Dès les années 80, les tags recouverts d’un rectangle de peinture comme autant de petits fantômes courant d’une rue à l’autre furent l’objet de plusieurs séries photographiques, de New York avec Gordon Matta-Clark jusqu’à Los Angeles avec Dennis Hopper. En 2001, le réalisateur Matt McCormick et l’artiste Avalon Kalin présentent The Subconscious Art of Graffiti Removal. Un reportage ironique et conceptuel de seize minutes décrivant l’effacement des graffitis comme un important mouvement d’art contemporain, inconsciemment exprimé par la frustration artistique des travailleurs municipaux. Il y a cinq ans, le londonien Mobstr entamait un dialogue graphique avec les services de nettoyage en taguant régulièrement sur un même mur, obligeant ces derniers à lui répondre à coups de rouleau jusqu’au recouvrement total de la surface. Pour Rizote et Saeio (writer et artiste parisien disparu en 2017), l’observation de ce phénomène infuse largement leurs recherches picturales jusqu’en 2014, lorsque les deux artistes font du recouvrement des tags une performance filmée dans les rues de Paris. Vêtus de bleus de travail et armés de rouleaux de peinture, ils distillent alors dans la capitale ces fameuses formes géométriques aléatoires aux couleurs ternes sans pour autant recouvrir quelque tag que ce soit. Une démonstration par l’absurde des politiques municipales qui consistent à recouvrir de façon contradictoire une image par une autre image.

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Xchange – Rocco & his brothers

En 2017, le collectif berlinois Rocco et ses frères, qui a fait du réseau métropolitain son terrain de jeu favori, prélève littéralement une partie d’un tunnel de métro avant de soigneusement repeindre l’espace vacant en blanc. En replaçant dans une galerie leur « morceau » de tunnel, Rocco et ses frères soulignent le caractère intrinsèquement contextuel du graffiti et répondent par les actes à la question que se posent la plupart des artistes issus du graffiti depuis des décennies : comment un writer peut-il transposer ce qu’il a développé dans la ville vers l’espace feutré d’une galerie ? Après avoir fait leurs armes bombe à la main en écumant un à un les différents réseaux métropolitains d’Europe, Rocco et ses frères se concentrent sur différentes performances filmées liées à leur pratique du graffiti sur train avant de se tourner vers un activisme socio-politique, multipliant leurs actions coup de poing avec une radicalité propre au writing. Leur premier coup d’éclat remonte à 2016, lorsqu’ils reproduisent la chambre d’un appartement dans un tunnel désaffecté du métro de Berlin. Une idée déjà mise en place dix ans plus tôt à Copenhague par Adams et Itso. Depuis, le collectif berlinois s’attaque régulièrement aux travers de notre société, dénonçant tour à tour la politique migratoire mise en place en Europe (Quand l’Europe joue au penduLes murs créent les étrangers), le retour du fascisme (Une histoire de NoëlUn vrai amour), la précarité (Les clefs de la ville) ou les méfaits du capitalisme (RipmarkBoycott Airbnb), usant malicieusement des médias pour relayer leurs propos.

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Anti-Heros – Donnie Nasko

Les réseaux métropolitains d’Europe se souviennent encore de son passage au tournant du nouveau millénaire. Depuis, ce writer de nature discrète continue d’évoluer sous les radars. Emancipé des codes du graffiti-writing, il développe une œuvre protéiforme mêlant allègrement différents médiums, de la photo à l’écriture en passant par la vidéo et diverses formes d’interventions urbaines. En 2012, il fait vœu de radicalité dans un film en forme de manifeste pour un « Art brutE », tel qu’il le défini lui-même. Un mouvement en forme d’activisme sociétal, libéré de toute contrainte esthétique où prime l’anonymat, l’expérience du réel, le contexte, l’universalité du propos, l’investissement physique et la radicalité des moyens mis en œuvre. Extrait : « Je jure en tant qu’activiste de m’écarter de toute démarche esthétique. Je ne suis pas un artiste : je jure de m’abstenir de créer une œuvre car je considère l’instant comme plus important que sa trace. Mon but suprême est de rétablir la vérité, je jure de faire cela par tous les moyens nécessaires au prix de ma vie… Et ainsi je fais vœu de radicalité. »

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Vandalisme Invisible – Lek & Sowat

Dans ce film au rythme syncopé réalisé en stop-motion, Lek et Sowat dévoilent deux ans d’interventions clandestines et éphémères au Palais de Tokyo. En 2012, à l’occasion d’une intervention officielle sur les murs du centre d’art, les deux parisiens, avec la complicité du curateur Hugo Vitrani, invitent une trentaine d’artistes à les rejoindre pour coloniser en toute discrétion l’ensemble du bâtiment. Usant de leur invitation officielle comme d’un Cheval de Troie, ils en visitent chaque recoin et y réalisent une multitude d’interventions graphiques et conceptuelles, illustrant l’aspect invasif du graffiti tout en questionnant sa place dans l’institution artistique. Deux autres courts métrages viennent compléter ce premier film de huit minutes : Tracés Direct montre l’intervention, toujours clandestine, d’une vingtaine d’artistes sur un tableau noir habituellement utilisé par les médiateurs du centre d’art. Successivement, ils explorent la notion d’inscription, de spontanéité, d’effacement et de renouvellement. Enfin, Underground doesn’t exist anymore se présente comme le point d’orgue du projet. Dans un espace souterrain destiné au désenfumage du bâtiment, Lek, Sowat et Hugo Vitrani invitent Mode 2, pionnier du graffiti européen et Futura, writer new-yorkais de la première heure, à investir les différents couloirs de ce dédale de béton brut, produisant une œuvre collective à l’abri des regards et du temps. Rappelons que le duo parisien avait réalisé un remarquable premier film deux ans plus tôt, retraçant leur résidence artistique sauvage Mausolée dans un ancien supermarché abandonné aux portes de Paris.

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Drone Paintings – Katsu

Qu’ils soient réalisés au marqueur sur un sticker ou à l’extincteur sur la façade d’un immeuble, les tags de Katsu – tout comme son logotype à mi-chemin entre un throw-up et une tête de mort – ne connaissent aucune limite de taille ni de support, comme en atteste son film The Powers of Katsu, version graffiti du film Powers of 10 de Charles & Ray Eames. Au tournant du nouveau millénaire, le vandale s’empare des nouvelles technologies pour déployer un art digital avec la même philosophie qui l’animait lors de ses expéditions illégales : s’imposer aux yeux de tous et s’approprier de nouveaux territoires. Avec ses hackings de jeux vidéos en ligne où il fait surgir sa signature dans le décor, son application pour iPhone Fat Tag Graffiti et ses canulars qui le montrent en train de taguer la maison blanche ou un tableau de Picasso au Moma, Katsu use des avancées technologiques de notre époque pour mieux exprimer son goût du vandalisme, qu’il soit réel ou virtuel. Depuis près de dix ans, l’artiste n’a plus qu’une idée en tête : fabriquer un drone qui lui permette d’accéder à des surfaces jusqu’ici inaccessibles. Durant les premières années de tests, l’artiste peine à maîtriser les nombreux facteurs techniques qu’implique le mariage à priori contre-nature d’une bombe aérosol avec un robot. Il s’intéresse alors aux accidents générés par l’application aléatoire de la peinture par son drone et réalise des œuvres abstraites dont l’esthétique, dictée par l’outil, révèle d’heureuses surprises. Les récentes expérimentations qu’il poste régulièrement sur son compte instagram (@katsubot) montrent un résultat de plus en plus précis, et il y a fort à parier que Katsu parviendra à ses fins d’ici peu de temps.

Cette « mécanisation » du graffiti n’est pas sans rappeler le projet Bikes Against Bush du new-yorkais Joshua Kinberg qui en 2004, mettait au point un vélo connecté à Internet à l’arrière duquel des bombes de peinture marquaient au sol les messages envoyés par les internautes. Dans un registre plus archaïque, le suédois Akay usait lui aussi d’un vélo pour son projet Robo-rainbow en 2010, suite logique de ses expérimentations cinétiques réalisées à partir d’outils spécialement conçus pour utiliser plusieurs bombes aérosol en même temps, et dont l’artiste américain Revok s’est récemment emparé avec brio. Notons enfin le Morphogenetic field device little boy du berlinois Daniel Tagno, permettant d’actionner une vingtaine de bombes aérosol placées le long des rails pour laisser autant de traces sur la paroi d’un train en circulation.

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Operation Soleil Bleu – Road Dogs

Les images à l’esthétique surannée, tremblantes et pixellisées de ce petit film racontent autant que ce qu’elles montrent : un voyage sans destination, fait d’attente, de précarité et d’inconfort, ponctué de moments lumineux d’intense liberté. Une version moderne et européenne du mode de vie des hobos d’Amérique du Nord. Avec la Grande Dépression de 1929 aux Etats-Unis, de nombreux laissés pour compte sillonnaient le continent, voyageant clandestinement dans les trains de marchandises à la recherche d’un petit boulot. Ce faisant, ces vagabonds du rail ont développé sur les parois rouillées des wagons une forme de graffiti inédite : les monikers. Griffonnés au pastel à l’huile, les monikers répondent à des codes esthétiques précis. Ils sont à la fois une signature et un mode de communication crypté, signalant ici son propre passage, là un potentiel emploi temporaire, un refuge ou un shérif aux méthodes musclées. Ce mode de vie aléatoire et underground, les Road Dogs le transposent au vieux continent. Une course aux grands espaces en forme de voyages clandestins dont ils ne gardent que quelques clichés, de rares films et une farouche volonté de s’évader à nouveau.

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Ossario – Alexandre Orion

Les interventions urbaines d’Alexandre Orion ont toutes pour dénominateur commun la place de l’homme dans la ville. Originaire de Sao Paulo, l’ancien graffeur observe la cité comme un organisme vivant et décrypte les interactions entre l’homme et son environnement urbain. Dans son film Ossario réalisé en 2006, on suit l’artiste dans un tunnel autoroutier du centre ville de Sao Paulo où il dessine à l’aide d’un simple chiffon un ossuaire composé de centaines de cranes. Frottant la suie déposée sur la paroi par les milliers d’automobiles qui circulent chaque jour, Alexandre Orion révèle les stigmates de l’activité humaine et ses conséquences sur l’environnement. Un geste antagonique que l’on retrouve à de nombreuses reprises dans l’univers de l’art urbain sous le nom de reverse graffiti, popularisé par l’artiste français Zevs lorsqu’il taguait au Karcher au début des années 2000. Pour Alexandre Orion, le message ne se limite pas à son action ou à l’image qu’elle produit mais s’enrichi du contexte et des matériaux utilisés. Ici, la simplicité du geste et de l’outil accentuent son propos, jusqu’au plan final à la fois ironique et poétique, qui montre la suie couler dans le caniveau alors que les services de nettoyage effacent la fresque au jet d’eau.

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Bone Bame – Antwan Horfee

A l’occasion de la sortie du nouvel album du groupe 10LEC6 en mars 2016, Antwan Horfee, épaulé par le réalisateur Armand Béraud, signe un vidéo-clip à la fois surréaliste et plein d’humour. Durant près de trois minutes, créatures mutantes et formes psychédéliques s’enchaînent dans un rythme aussi fluide qu’effréné, parfaitement calé sur les notes au style indéfinissable de 10LEC6. Véritable prouesse au regard des 7000 dessins et de la trentaine de décors peints à la main qui le composent, ce film résonne comme un hommage aux dessins animés d’antan, lorsque l’ordinateur n’avait pas encore supplanté le travail manuel. Avec son trait gras et ses couleurs surannées, Bone Bame renvoie directement aux graffitis expérimentaux dont Horfee abreuvait la capitale quelques années plus tôt. Nourrit au vieux cartoons et à la bande dessinée, le graffeur développa au tournant du nouveau millénaire un style novateur basé sur la gestuelle, l’instinct et le lâché prise, le tout réalisé avec une boulimie déconcertante. Autant de caractéristiques que l’on voit ici s’animer dans une succession de plans riches en détails et en références, et que l’on retrouve dans ses deux films suivants : Tuffroad et Stubborn Horses.

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Muto – Blu

Connu pour ses fresques géantes, son engagement politique et sa discrétion vis à vis du marché de l’art, l’artiste italien Blu réalise en 2008 le film Muto, petit bijou de créativité. Depuis 2001, l’artiste s’était déjà essayé à plusieurs reprises au court métrage d’animation, mais c’est en 2007 qu’il amorce un nouveau concept avec des animations peintes directement sur les murs. Dans un bâtiment désaffecté ou sur les murs blancs d’une galerie, Blu peint une à une chaque image, immédiatement effacée et remplacée par la suivante, créant ainsi une animation in situ. Avec Muto, Blu investit un quartier entier de Buenos Aires où l’on suit durant près de sept minutes les mutations morphologiques de ses personnages, tour à tour humains, animaux, insectes ou robots. Récompensé à plusieurs reprises, notamment lors du festival du court métrage de Clermont-Ferrand en 2009, le film compte à ce jour plus de quatre millions de vues sur Vimeo. L’artiste récidivera de nombreuses fois sur le même procédé, notamment en 2009 avec Combo, une collaboration avec David Ellis ou encore Big Bang Big Boom l’année suivante, faisant interagir divers objets de la vie courante avec ses peintures.

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Bonus tracks

Dressed for success – Akay 2008

Erractic Impulse – Cokney & The Grifters 2014

Graffiti Olympics – 1UP & Selina Miles 2018

Letter to the President – The Barnstormers 2003

Freedom is not defined by safety – The Grifters 2013

Web 0.0 – Biancoshock 2016

Rewild – Escif 2019