Alors que l’édition précédente présentait les fondamentaux du graffiti, la biennale toulousaine élargit aujourd’hui son propos en invitant des artistes aux parcours variés ayant pour dénominateur commun le rapport à l’espace public, quitte à s’éloigner du champ de l’art urbain pour flirter avec l’art contemporain.
Outre les différentes interventions réparties dans la ville rose, au musée des abattoirs, ce sont trois générations d’artistes qui se partagent le niveau inférieur des espaces d’exposition. Trois visions différentes pour trois personnalités distinctes qui se sont toutes, à un moment de leur parcours, confrontées à la rue.
« En 2016, l’idée était en quelque sorte de présenter les racines du graffiti. Nous avions invité des précurseurs et des témoins de l’émergence du graffiti pour expliquer les bases de cette culture, explique le graffeur Tilt, co-curateur de l’exposition avec Nicolas Couturieux. Cette année, nous avons souhaité poursuivre le propos en ouvrant la biennale à des artistes dont le travail est lié à l’espace public, qu’ils soient ou non issus du graffiti. Les acteurs du graffiti murissent et s’aperçoivent que d’autres artistes ont investi la rue avant eux. Il nous est apparu important de mélanger les générations comme les pratiques afin de montrer la richesse de cet univers qui se perd parfois dans la sémantique. C’est la raison pour laquelle nous avons proposé à Tania Mouraud d’être la marraine du festival, car elle investissait déjà la rue alors que la plupart d’entre nous n’étions pas nés ! »
Dans ce mouvement qui cherche sans cesse des parrains acceptables aux yeux de l’art contemporain (Gérard Zlotykamien, Ernest Pignon-Ernest, Jacques Villeglé… Et pourquoi pas Christo, Georges Rousse ou Gordon Matta-Clark), c’est donc au tour de Tania Mouraud de jouer les béliers, volant au secours de ses nouveaux amis / anciens graffeurs pour les aider à forcer les portes des institutions. « Nous avons voulu ouvrir l’exposition à des artistes que l’on associe à l’art urbain mais qui ne sont pas issus du graffiti » précise Tilt, citant Cleon Peterson et Todd James, seul ici à faire le lien avec le graffiti. « Si sa peinture d’aujourd’hui peut évoquer le travail d’un peintre traditionnel et contemporain, Todd James est issu du graffiti et s’est attaché dès les années 80 à briser ses codes en développant sa propre singularité, poursuit le curateur. Par ailleurs, ce qui lie ces trois artistes, c’est aussi l’implication politique qui anime leurs travaux. » De fait, l’engagement politique de ces trois artistes se lit au premier regard, bien que celui de Tania Mouraud soit plus à chercher dans son parcours que dans cette exposition.
Dans l’espace qui lui est consacré, Cleon Peterson poursuit son observation de la violence entre oppresseurs et opprimés à travers une fresque intitulée avec sarcasme « Power & Pleasure ». En peignant de haut en bas les quatre murs de l’immense salle, l’artiste américain nous plonge dans les bas-fonds de son imaginaire et nous renvoie à la réalité, violente et crue, qui nous frappe comme au détour d’une ruelle. En faisant explicitement référence aux violences policières, l’artiste instaure un malaise d’autant plus palpable que certaines images rappellent sans équivoque une triste actualité française. Dans un graphisme épuré tout en rouge, noir et blanc, il met en exergue l’intime plaisir que procure la cruauté des gestes. Et comme à chacune de ses interventions, le spectacle qui en découle est à la fois saisissant et fascinant.
De l’autre côté du musée, son compatriote Todd James présente de manière plus académique ses récents travaux. Accrochés aux murs, ses tableaux et ses dessins dévoilent au spectateur une vision peu reluisante de la société américaine. Son goût pour les couleurs éclatantes et son trait faussement naïf renvoient aux graffitis qu’il peignait, adolescent, sur les murs et le métro de New York sous le nom de Reas RIS AOK. A l’orée des années 80, ses images volontairement burlesques dénotaient franchement avec les dogmes de la discipline. Déjà, on pouvait y lire en filigrane une critique insolente du pays qui l’a vu naître. Aujourd’hui, lettrages et contours on disparu, mais le portrait au vitriol d’une Amérique faussement puritaine et va-t-en-guerre reste au premier plan. Car c’est bien au premier producteur de pornographie que ses plantureuses blondes platine font référence, tout comme au plus gros exportateur d’armes, dont les scènes de guerres sont ici tournées en dérision à grands coups de peinture fluorescente.
Entre les deux yankees, la vétérane Tania Mouraud s’interpose en noir et blanc. Avec ses lettres longilignes, quasiment illisibles, et ses signes abstraits qui tombent du plafond comme une pluie informatique, l’artiste française ne s’embarrasse pas de références urbaines ou politiques. Plus que le rapport à l’espace public, son œuvre s’oriente d’avantage sur la perception du langage.
« Lorsque l’on m’a proposé d’intervenir dans la salle Picasso où trône habituellement le Minautore, on m’a bien spécifié qu’il était interdit de peindre les murs, explique l’artiste. J’ai donc joué avec l’idée du labyrinthe tout en évoquant mon intérêt pour le théâtre. Cette installation est comme un rideau de scène et fait également référence à la musique comme à la mode. Il faut se promener dedans afin de ressentir sa dimension. Le texte est issu de la pièce « Tsunemasa » du théâtre Nô. Je l’ai passé sept fois dans un logiciel de création de mots mêlés, ce qui m’a donné sept compositions différentes, d’où le titre « Variations ». Quant à la phrase « Only the sound remains » que j’ai peinte sur le mur de l’entrée, elle est issue de la même pièce du théâtre Nô. Elle évoque pour moi le fait que 75% du temps que l’on passe avec la personne aimée, c’est au téléphone. C’est un jeu de contraires, un visuel qui fait appel au son, alors que lorsque l’on est au téléphone, le son fait appel à la vision. »
Comme lors de la précédente édition, l’exposition se poursuit hors les murs avec une programmation dédiée au muralisme. Cette fois, l’abstraction géométrique et colorée semble mise à l’honneur. En témoignent les façades peintes par Hense, Momo et Jeroen Erosie. A leurs côtés, la toulousaine Mlle Kat et le parisien Rero ont également décliné leur univers en grand format. Plus subtiles mais pas moins percutantes, les installations de Mark Jenkins ne manquent pas d’interpeler le passant au détour d’une rue ou sous le pont Saint-Pierre qui traverse la Garonne. La petite fille qui s’y balance dans le vide suscite autant d’amusement que de questions chez ceux qui la remarquent. Sans compter cette savoureuse collaboration avec Tilt où, sur un toit du centre ville, un personnage trace un throw-up au nez et à la barbe des autorités. Quant aux enfants terribles Moses & Taps, c’est à grands coups de fatcap qu’ils se sont déployés dans la ville. Un hommage en bonne et due forme au graffiti pur et dur qui anime depuis plus de trente ans la ville rose.
Texte et photographies : Nicolas Gzeley
Rose Béton // Jusqu’au 26 janvier 2020
Les Abattoirs, 76 allées Charles-de-Fitte, 31300 Toulouse
