Les arts urbains au chevet d’un hôpital à l’agonie
Les 16 et 17 mai dernier, le centre hospitalier Saint-Jean de Lagny sur Marne reprenait vie grâce à quelques 8000 visiteurs venus admirer les fresques réalisées sur son bâtiment principal. Fermé il y a deux ans après plus d’un siècle d’activité, le site est devenu l’atelier privé d’une trentaine d’artistes invités par l’association Act’Art et la Manufacture 111 dans le cadre du festival Hoptimum77. Durant trois semaines, ils ont décoré à leurs couleurs un grand bâtiment de six étages situé à l’entrée du centre hospitalier.
Quatre mois plus tôt, l’hôpital de Lagny sur Marne attendait en silence sa destruction programmée. Sur un site de quatre hectares, une dizaine de bâtiments en sursis : un hospice, une chapelle et un manoir construits en 1879, une morgue, des ateliers, un gymnase et plusieurs bâtiments hospitaliers construits entre les années 50 et 90 tombent aujourd’hui en ruine. Selon différents projets en cours de validation, certains seront réhabilités, d’autres détruits.
En attendant sa réincarnation en logements, école et bâtiments municipaux, un ultime cycle de vie se trame en coulisse. L’association Act’Art qui organise depuis dix ans le festival hip-hop Hoptimum77 négocie avec la communauté d’agglomération Marne et Gondoire, propriétaire du site, l’organisation d’une exposition d’art urbain. La direction artistique est confiée à Myre et Gilbert, deux activistes membres de l’association Manufacture 111 qui organisait au mois de décembre dernier la résidence du collectif 1984 dans un ancien garage du XXe arrondissement de Paris. Enfin, toutes les parties se mettent d’accord, le budget est bouclé, les artistes vont pouvoir prendre leurs quartiers sur le bâtiment Denis Fournier, situé à l’entré du site et promis à la destruction.
LX – Remi Rough – Arnaud Liard
Premiers artistes à entrer en scène, le Français LX one et l’Anglais Remi Rough, tous deux membres du collectif Agents of Change accompagnés pour l’occasion d’Arnaud Liard, représentant les collectifs TRBDSGN et FrenchKiss. Durant trois jours, ils conçoivent du haut de leur nacelle une image en géométrie abstraite à l’accent « graffuturistique ».
La fresque est basée sur les hexagones de LX, ici mués en un vortex en niveaux de gris d’où sortent des cubes en 3D qui flottent au premier plan afin de simuler un effet de profondeur. Pour accentuer l’effet de volume, Remi Rough dispose ici et là ses formes pliées chères à son travail tandis qu’Arnaud Liard ajoute à la composition ses patterns organiques en suivant les lignes de la composition centrale.
Wide – Soem – The Blind
Prolongeant l’angle de la première façade, c’est au tour du collectif nantais Moker d’entrer en scène pour leur première collaboration sur ce type de format. Faisant écho au contexte hospitalier, ils inscrivent en une typographie géométrique « Near Death Experience », une expression désignant l’expérience de la mort imminente, souvent relatée par la vision d’un tunnel illuminé par une lumière blanche. Ici, c’est en larges lettres noires « glitchées » par Wide que l’expression prend forme. Par « glitchées », comprenez détériorées à la manière d’un bug informatique, un effet devenu la signature graphique de l’artiste nantais. Derrière lui, Soem vient enrichir l’image avec ses calligraphies empruntées aux écritures primitives, sumériennes ou subsahariennes qu’il distille d’habitude au gré de ses explorations urbaines. Enfin, The Blind appose ses demi-sphères de plâtre afin d’écrire en braille différentes phrases faisant référence au lieu, à la vue et au touché.
Gilbert Mazout
Coincé entre les immenses fresques du Moker crew et de Myre, Gilbert Mazout investi les six étages du bâtiment par les terrasses. Inspiré par l’animisme spirituel et l’esprit vaudou, il évoque différentes voies de guérison, illustrées chacune à un étage différent, dont le code couleur est défini par des petites gélules empilées sur les vitres à droite de chaque terrasse. Avec un style épuré et faussement naïf, il reprend les couleurs froides des nantais et y ajoute quelques couleurs plus chaudes, annonçant l’œuvre de son collègue Myre.
Myre
Poursuivant le dégradé de couleurs amorcé par Gilbert Mazout qui va des couleurs sombres et froides de LX, Remi Rough, Arnaud Liard et du Moker crew jusqu’aux couleurs chaudes et lumineuses d’Inti, Myre a tracé les trois grandes lettres du prénom de sa petite fille. Luz, qui signifie « lumière » en espagnol, apparaît en une typographie géométrique en 3D dont la structure se cale avec la composition d’Inti, placé sur la façade suivante.
Inti
Figurant parmi les muralistes les plus talentueux de sa génération, le Chilien Inti a encore une fois fait sensation avec une composition gigantesque représentant le sacrifice d’une chèvre par un Kusillos, personnage issu du folklore sud-américain récurrent dans son travail d’atelier comme sur mur.
Avec ses jeux de couleurs lumineux identifiables au premier coup d’œil, Inti est venu détailler sa fresque avec des petits motifs représentant la mort et les astres, répondant ainsi au lieu qui l’accueille. En seulement cinq jours de travail, Inti signe l’une des fresques les plus remarquées du festival et prouve s’il en était encore besoin qu’il manie la perche et le rouleau avec la même aisance que le crayon.
Legz « The Spaghettist »
À l’entrée du site, Legz envahi le bâtiment des urgences en faisant courir ses entrelacs sur près de cinquante mètres de tôle ondulée. Habitué à s’intégrer dans l’architecture des édifices abandonnés qu’il peint régulièrement, il fait déborder ses « spaghettis » sur l’angle du bâtiment, prenant soin d’éviter chaque fenêtre afin que sa peinture s’intègre au mieux à la surface qui lui a été attribuée.
Pantonio
Sur la façade principale, la plus grande que le bâtiment ait à offrir, Pantonio, originaire des Açores, prend ses quartiers. Ici, il a décidé de sortir du confort dans lequel il s’était installé depuis deux ans en soulignant le mouvement et la fluidité traduits par une multitude de petits éléments, souvent des lapins ou des poissons comme sur l’immense façade du XIIIe arrondissement qu’il réalisait l’année précédente. Ici, Pantonio se concentre sur la composition.
Soulignant une des raisons de l’abandon de l’hôpital, il représente ici une allégorie de l’amiante avec un singe tenant fermement dans sa main un oiseau. Évoquant le bien contre le mal, la force brute contre la fragilité et la sensation d’étouffement, Pantonio s’affaire pendant près d’une semaine du haut de sa nacelle, traçant avec délicatesse ses lignes blanches et bleues sur un fond noir, une signature graphique reconnaissable entre mille.
Treize Bis
Connu à Paris pour ses collages en noir et blanc, Treize Bis investi les deux entrées situées sur la partie supérieure des urgences. Répondant au thème hospitalier, il appose deux collages réalisés à partir de différentes gravures anatomiques du XIXe siècle. Sur le premier, « Mortis Eius », on distingue la découpe d’un crâne mixé avec un arbre et un papillon. Le second, « Vitalis Subitis », représente une femme masquée d’un autre papillon, mixée elle aussi avec différentes images anatomiques sur un fond orange fluo tiré de la gravure d’une météorite.
Anyway
Composé de Grems, Opera et Taroe, le groupe Anyway enchaîne les productions collectives où chacun s’adapte au style de l’autre de manière à réaliser des murs à six mains au résultat homogène et cohérent. Pour l’occasion, Grems et Opera ont fait le déplacement afin de réaliser un mur improvisé entre abstraction et géométrie.
Ici, c’est Opera qui dirige l’opération. Grems et son adaptabilité à toute épreuve se fond alors dans le style très rigide de son compère avant d’ajouter quelques formes plus souples. Partis d’un code couleur cyan, jaune et magenta, ils peaufinent leur pièce en ajoutant quelques touches fluorescentes, prenant soin de laisser quelques parties en béton brut et intégrant les éléments présents sur la surface qu’ils ont choisie.
Juan
Writer old-school de la scène graffiti parisienne, on se souvient de Juan associé au crew MAC lorsqu’ils réalisaient durant les années 90 les fresques les plus abouties de la décennie. Basé aujourd’hui entre Paris et Barcelone, Juan est venu poser un lettrage massif et stylé aux couleurs funky et aux contours ciselés, dans la pure tradition du graffiti classique importé des métros new-yorkais des années 70-80.
Ogre
Infatigable globe-trotter, Ogre s’est imposé sur la scène internationale au milieu des années 90. Multipliant les connections à travers le monde, il nourrit son style des nombreuses rencontres qui jalonnent son parcours. Ici, Ogre a décidé de proposer quelque chose de différent de ce qu’on lui connaît. S’essayant à l’abstraction, il réalise une pièce compacte où l’on retrouve de nombreux éléments présents dans ses lettrages.
Gilbert Mazout
Non content de chapeauter l’ensemble des artistes invités avec son collègue Myre, Gilbert a trouvé le temps de réaliser une seconde pièce en plus des balcons déjà peints. Ici, c’est à la craie – son outil de prédilection – qu’il remplit un corps allongé de multiples éléments tout droits sortis de son imagination tortueuse. Une étude anatomique singulière qui répond parfaitement à celles de ses collègues du 9e concept.
9e Concept
Collectif incontournable de la scène française depuis de nombreuses années, le 9e concept est ici représenté par trois de ses membres fondateurs : Stéphane Carricondo, Ned Nedellec et Jerk45. Chacun d’entre eux est venu coller une planche anatomique sur laquelle ils sont ensuite intervenus à la peinture. Stéphane Carricondo et son trait vif à la bombe, au pinceau et au pastel a réalisé un dessin aux accents vaudou. Jerk45, plus subtil, a agrémenté son collage de formes graphiques en 3D mixées avec d’autres collages dans un esprit surréaliste tandis qu’au centre, Ned Nedellec a préalablement fixé au mur quelques éléments en volume avant d’y apposer ses formes graphiques et tribales. Ce travail autour de l’univers hospitalier fait également écho à leur projet Sang 9 qu’ils avaient développé il y a quelques années en dessinant sur des feuilles de soin.
Niark
À mi-chemin entre figuration libre et pop-surréalisme, Niark a réalisé une peinture dans laquelle on retrouve ses créatures chimériques agrémentées d’éléments graphiques, géométriques et typographiques dans un style illustratif qui lui est propre. Travaillant la plupart du temps la lumière du plus foncé au plus clair, il mixe 2D et 3D tout en parvenant à finaliser une image homogène et cohérente.
Graffiti Jam 77
C’est dans le tunnel situé sous les urgences qu’une quinzaine de writers locaux ont pris leurs quartiers pour une jam session parfumée à l’aérosol. À l’entrée, le vétéran Skizo CIA a placé un petit lettrage surmonté d’une seringue au nom de son crew, suivi d’un lettrage de Space d’où s’échappent de petits anges. Morfal, tout au fat cap et jet de peinture a investi un pan de mur dans un style « Dirty Graffiti » avant de poser le nom de son crew BIGS en compagnie de Fluor sur la terrasse des urgences. Plok, rejoint par Ponk et Euphori (PCC – LHS – PMA) a profité d’un puit de lumière pour s’attaquer à tout ce qui était à porté d’échelle, quitte à se fabriquer un échafaudage-maison plutôt efficace recylcé en une installation improvisée.
À la sortie du tunnel, Ocram a investi différents pans de murs pour y peindre une anamorphose sur le thème de la folie, accompagné d’un lettrage en 3D de son compère Geode. Face à eux, le collectif Hard-Deco ici composé de Vision, Star97, Shero, Chek et Swit a réalisé une bande soignée composée de lettrages 2D et 3D, décor et personnage. Enfin, Yuze (PCC – LHS – ORG.ASTHME) a investi une large surface pour y placer un lettrage composé de différentes zones de couleurs remplies d’une multitude d’effets graphiques.
Surfil
Habituée aux détournements publicitaires par le collage de créations abstraites, Surfil s’est accaparée la façade de l’historique hospice Saint-Jean en y collant ses formes organiques aux couleurs pop qui, dans un lieu tel que celui-ci, rappellent singulièrement des artères.
Portes ouvertes
Le week-end du 16 et 17 mai dernier, le site ouvre enfin ses portes au public. Sous un soleil complice, une foule de tous âges vient découvrir la transformation du lieu. En plus des œuvres peintes, ils peuvent s’immerger à l’intérieur des bâtiments grâce aux sublimes photographies du photographe Alain Smilo. Quelques writers comme les DTC sont venus la bombe à la main. Ils n’auront aucun mal à trouver une place pour s’exprimer, quant aux plus jeunes, deux ateliers d’initiation leurs sont réservés.
Sous les urgences, Arnaud Liard investi un pan de béton brut qu’il habille de ses motifs abstraits en noir et bleu, prenant soin de conserver le cachet du lieu. Perché en haut d’une échelle, Popay réalise en live une peinture en forme de clin d’œil à un tableau de Sir Edward Burne-Jones.
Un peu plus haut, c’est en rappel que le collectif Le Soldat Inconnu réalise le collage d’un chat qui tombe depuis le toit du bâtiment. Une chute en forme de crash-test qui vient ponctuer un mois riche en création, rencontres et découvertes. Car si l’intérieur du bâtiment est fermé aux visiteurs, la variété et la richesse des œuvres proposées dans chaque recoin du site a séduit un public curieux et multi-générationnel qui porte un intérêt croissant pour les arts urbains.
Sessions privées
En plus des œuvres visibles par le public, la plupart des artistes invités ne se sont pas contentés de la place qui leur était réservée. À l’intérieur du bâtiment et sur les toits, ils ont profité des restes de peinture pour réaliser des productions annexes. À ce jeu, The Blind, Wide, Soem, Grems et Opera ont été les plus productifs.
Treize Bis, Tryphon, French, Franck et François ont posé quelques collages ici et là pendant que Juzer se plaçait sur la terrasse. Le duo grec Blaqk, de passage à Paris, a également profité de l’occasion pour réaliser quelques pièces ainsi que Gaël qui, armé d’une bombe noire, dessina ce qu’il avait sur le cœur.
LX et Arnaud Liard ont posé à l’extérieur comme à l’intérieur leurs formes abstraites. Ogre se mit en mode throw-ups tandis que le Soldat Inconnu mettait ses collages en situation.
Deux jours avant l’ouverture, Reuz, Dibs, Eon, Swit et Space investissaient les terrasses en compagnie de Skizo qui fût l’un des premiers writers à poser son nom sur le site. Bien avant le début de l’évènement, il avait, en compagnie de son binôme Ideo, convaincu les maîtres-chiens de les laisser poser un graff sur un toit.
Steform et Wake, eux, n’avaient pas essayé de parlementer. Déjouant la surveillance, ils prirent leurs quartiers dans les étages, à l’abri des rondes.
Quelques jours après les journées portes ouvertes, Skizo est de retour avec Helas, impossible pour lui de se résoudre à abandonner le site.
Aujourd’hui, en plus des maîtres-chiens, les bâtiments sont sous alarme, mais nul doute qu’ils connaîtront encore les assauts de quelques writers motivés.
Textes et photographies de Nicolas Gzeley