Laisser libre cours à l’expression face à l’oppression…
Ces dernières semaines, bon nombre d’artistes ont pris le crayon, le pinceau ou la bombe pour rendre hommage aux victimes de Charlie Hebdo, tuées dans l’attentat au siège de la rédaction le 7 janvier 2015.
Parmi eux, les French Kiss, un collectif à géométrie variable basé sur l’échange, l’improvisation et l’abstraction. Sur l’invitation du Palais de Tokyo, ils ont réalisé un long mur en noir, blanc et gris. Cette fresque fait écho à une autre, tristement mémorable : Guernica de Picasso, sa grisaille, ses formes hétérogènes et enchevêtrées. L’horreur et le deuil. Le deuil de tous ceux qui, à l’instar des caricaturistes de l’hebdomadaire satirique, s’expriment et combattent par l’image, sans haine ni violence, mais avec passion et conviction.
Le 7 janvier dernier, la France perdait une bataille contre l’obscurantisme. Frappés en plein cœur, on aimerait croire au cauchemar mais la liste des victimes est bien réelle. Douze morts : Bernard Maris, Michel Renaud, Elsa Cayat, Mustafa Ourrad, Frédéric Boisseau, Ahmed Merabet et Franck Brinsolaro… Et Charb, Cabu, Wolinski, Tignous et Honoré. Cinq caricaturistes, cinq légendes, qui pendant de longues décennies ont défendu, crayon à la main, leur liberté d’opinion et d’expression, parfois dans l’excès, toujours avec humour.
Programme d’alertes
Ce jour-là, les artistes Lek et Sowat et le commissaire d’exposition Hugo Vitrani étaient au Palais de Tokyo. Spontanément, ils ont repris de manière anonyme sur une large banderole noire le désormais célèbre logo « Je suis Charlie », accrochée dans la foulée sur la façade de l’institution d’art contemporain situé dans le 16ème arrondissement. Le Palais de Tokyo défend les artistes engagés, ceux qui subissent la sanction en refusant la soumission. Depuis sa nomination à la tête du musée, Jean de Loisy a inauguré un « programme d’alertes« , un espace où les artistes ont la possibilité de s’exprimer et réagir à l’actualité et aux événements qui rappelle que l’art dérange encore.
Après les alertes dédiées aux Pussy Riots, à Liao Yiwu contre la censure de la littérature chinoise et celles dénonçant la guerre au Mali ou les tensions en Ukraine, une nouvelle alerte a été lancée dès le lendemain des attentats. Celle qui rend hommage aux victimes de Charlie Hebdo porte le sceau du graffiti. Plusieurs artistes de la scène graffiti parisienne ont répondu à l’invitation du curateur Hugo Vitrani afin de réaliser une œuvre monumentale et collégiale : Lek, Sowat, Next, Arnaud Liard, André, Cokney et Alëxone, accompagnés du créateur Jean-Charles de Castelbajac et du designer Felipe Oliveira Baptista.
Un hommage version graffiti
Premier à intervenir, André, graffeur historique de Paris, et du Palais de Tokyo puisqu’il y a eu pendant des années une boutique ainsi que son atelier clandestin. André a réinterprété le logo « Je suis Charlie » directement à la bombe noire avec de larges lettres simples et lisibles aux contours tremblants, à l’image d’une France plongée dans la peur d’un fanatisme qu’elle a laissé croître en son sein.
À gauche du slogan, il a campé un de ses célèbres Mr A. droit sur ses jambes, sourire aux lèvres et larme à l’oeil, brandissant fièrement un crayon. On se souvient que Mr A. eu une brève aventure avec une des pin-up de Wolinski. C’était en 1995 lors d’une collaboration entre les deux dessinateurs.
Cokney et Alëxone ont quant à eux tracé au rouleau de larges rectangles dégoulinants. L’idée ? Rappeler les colonnes noires d’un journal et la censure que l’on a tenté d’imposer par la force des armes. Lek, Sowat, Next et Arnaud Liard ont ensuite mélangé sur toute la longueur du mur leurs formes abstraites, épaulés par les personnages à la fois fantomatiques et guerriers d’Alëxone et Jean-Charles de Castelbajac. Tous deux ont disséminé quelques touches de couleur, comme des traces de vie dans ce brouillard chaotique.
Aux extrémités du mural, deux œuvres se font écho : à droite, un prophète attristé, signé par le designer Felipe Oliveira Baptista ; à gauche, la traduction arabe de « Je suis Charlie », postée sur le web quelques heures plus tôt par le calligraphe irakien Hassan Massoudy, stylisée ici par Cokney. Cette fresque de plus de 50 mètres de long, achevée tard dans la nuit, est restée visible quelques jours au coeur du Palais de Tokyo, épicentre de la création artistique contemporaine. Un hommage parmi les dizaines d’autres rendus par les institutions culturelles françaises aux dessinateurs de Charlie Hebdo.
Et à la liberté d’expression.
Textes et photographies de Nicolas Gzeley