UN SAVOUREUX MELANGE DES GENRES
Par accumulation d’éléments divers, qu’à priori rien ne lie, Joram Roukes nous livre sa vision du monde moderne. Un monde peuplé de créatures chimériques, à travers lesquelles il décrypte et souligne les comportements humains. Au terme d’une résidence artistique dans la campagne française, l’artiste hollandais présentait au mois de novembre dernier à la galerie parisienne 42b, une exposition introspective en forme de carnet de bord d’un exil salutaire. Rencontre…
Vous avez intégré une école d’art alors que vous faisiez déjà du graffiti. Comment avez-vous lié ces deux univers ?
Au départ, ce n’était pas évident. Lorsque j’ai commencé à étudier l’art à Groningen, j’étais focalisé sur le graffiti et je suis ainsi passé à côté de beaucoup de choses. Le graffiti ressortait dans tout ce que je faisais, or ce n’était pas très apprécié dans cette école. J’ai fini par me rendre compte que le graffiti n’était qu’un outil, qu’un langage, et qu’il me fallait désormais trouver quelque chose à raconter. Le déclic s’est produit grâce à un professeur qui m’a fait découvrir des artistes du Lowbrow art. Il m’a présenté cela comme une forme d’art issu du graffiti. J’ai aimé cette idée d’aller au-delà du graffiti, de travailler l’accumulation, le chaos, l’asymétrie. Dès lors, j’ai commencé à explorer dans ce sens, à m’affranchir des lettres et à peindre des paysages urbains. En définitive, cette école m’a appris à être plus mature. J’y ai appris la technique, l’huile, l’acrylique et j’ai commencé à peindre sur toile.
Vos peintures se distinguent par des compositions en collages habitées par des créatures hybrides, mi-hommes, mi-animaux…
Dès que j’ai commencé à peindre des paysages urbains, j’ai travaillé à partir d’assemblages de photos. Il s’agissait de mes propres photos ou d’autres, trouvées sur Internet. Je cherchais différents motifs, différents angles de vue. Puis en 2008, j’ai intégré un programme national de résidence artistique à Brooklyn où j’ai passé quatre mois. Là-bas, j’ai peint ce que je voyais autour de moi, l’architecture comme les gens dans la rue, et j’ai commencé à mixer les personnages avec des animaux.
Que cherchez-vous à exprimer avec ce mélange homme / animal ?
Cela me vient d’une fascination que j’ai depuis ma jeunesse pour la nature et les animaux. J’ai grandi dans une ville nouvelle, très urbanisée, à 30 minutes d’Amsterdam. Près de chez moi se trouvait Oostvaardersplassen, une immense réserve naturelle, unique en Europe. J’y passais beaucoup de temps, à me perdre dans la nature, observer les oiseaux puis les dessiner. Ce mélange entre les hommes et les animaux que l’on retrouve dans mes travaux, c’est surtout une façon de ne pas personnaliser mes sujets, d’élargir le propos en orientant le spectateur sur l’attitude et la personnalité plutôt que sur l’identité. Les animaux me permettent de souligner les comportements humains. Le mouton est plutôt suiveur, le pigeon est urbain, le taureau est puissant… Parfois, ça fait sens et j’amorce une narration à partir de ça. Mais j’essaye d’être de plus en plus flou par rapport à cela. Je veux que le spectateur se fasse lui-même sa propre histoire en observant ma peinture. Il s’agit plus d’abstraction narrative que de narration pure.
On ressent une certaine dualité dans vos travaux, qu’il s’agisse de la forme comme du fond. On décèle différentes époques, différents univers, différentes techniques…
Oui, j’aime jouer avec les contrastes, travailler certaines parties à l’huile pour leur donner un rendu très réaliste, puis ajouter des éléments bruts à la bombe. La précision de l’un souligne l’aléatoire de l’autre. Je travaille à partir de collages réalisés à l’ordinateur, cela me donne une idée globale de ce que je vais réaliser. Puis la peinture me permet de salir un peu tout ça, d’amener du geste, de rompre avec un côté trop propre. Ces derniers mois, j’ai commencé à intégrer des figures classiques à mes tableaux. J’aime les marbres pour leur solidité, leur longévité. Mais les fissures que l’on y décèle dévoilent un côté périssable. Ils semblent incassables et se révèlent finalement plus fragiles qu’ils n’y paraissent. Là encore, il s’agit de contraste.
Parlez-nous de l’exposition Again Never Again que vous avez présenté à Paris.
Cette exposition est le fruit d’une longue résidence artistique en Bourgogne réalisée grâce à la galerie 42b. J’ai connu des périodes étranges dernièrement. J’ai beaucoup voyagé, vécu des relations humaines assez tumultueuses, parfois dures. Dans cet environnement sublime et paisible qu’est la campagne française, j’ai amené les idées sombres que je portais en moi, et cela s’est peu à peu éclairci. Again Never Again parle de cela. De cycles, de développement personnel, d’erreurs à ne pas reproduire. Je me suis influencé de ce qu’il y avait autour de moi, de la nature, de la campagne. On retrouve ainsi dans mes travaux divers éléments qui y font référence, comme des vieux tracteurs rouillés. Il y a aussi des références au moyen âge. J’avais en tête de travailler autour de cette époque et cela a fait sens lorsque je me suis retrouvé dans cet environnement. J’ai également peint avec la fille de Catherine, qui gère la galerie 42b. Elle a cinq ans. Son regard d’enfant, sa façon de dessiner, son innocence ont également nourri ma peinture. J’ai vécu cette résidence comme un cycle personnel, une sorte de rédemption, paisible, loin de la routine et du tumulte quotidien. J’ai concentré mon énergie sur le travail et retranscrit ce que je vivais par la peinture.
Textes et photographies de Nicolas Gzeley.
English version
A DELICIOUS MIXTURE OF GENRES
With a collection of diverse elements that have apparently nothing to do with each others, Joram Roukes shares his vision of the modern world. A world populated by fabled creatures, through which he interprets and highlights human behaviours. After an artistic residency in the French countryside, the Dutch artist showed last november at the 42b gallery in Paris, an introspective exhibition in the shape of a travel journal of a salutary exile. Meeting…
You entered an art school as you were already doing graffiti. How did you link this two universes ?
At first, it was not easy. When I started studying art in Groningen, I was focused on graffiti and I missed a lot of things. Graffiti came up in everything I was doing, and it was not much appreciated in this school. I eventually realised graffiti was just a tool, a language, and that I now needed to find something to tell. The turning point came thanks to a teacher who made me discover Lowbrow artists. He presented it to me as a style coming from graffiti. I liked this idea of going further than graffiti, to work on collection, chaos, asymmetry. From that moment on, I started experiencing in this way, to break free from letters and paint urban landscapes. In the end, this school taught me how to become more mature. I learnt technique, oil, acrylic and I started painting on canvas.
Your paintings are different from others because of their compositions with collages populated by hybrid creatures, half-human, half-animal…
As soon as I started painting these urban landscapes, I worked from combinations of pictures. There were my pictures or others found on the internet. I was looking for different patterns, different angles. Then in 2008, I took part in a national programme of artistic residency in Brooklyn where I spent four months. There, I painted what I saw around me, architecture as well as people in the street, and I started mixing figures with animals.
What are you trying to say with this human/animal mix ?
It comes from a fascination with nature and animals I’ve always had. I grew up in a new city, very urbanised, 30 minutes far from Amsterdam. Next to my place there was Oostvaardersplassen, a vast nature reserve, unparalleled in Europe. I spent a lot of time there, losing myself in nature, watching birds and then drawing them. This mix between humans and animals that you find in my works, it’s mainly a way not to personalise, to broaden the subject directing the spectator towards attitude and personality rather than identity. Animals help me underscoring human behaviours. The sheep is like a follower, the pigeon is urban, the bull is powerful… Sometimes it makes sense and I start a narrative from it. But I’m trying to be more and more blurry about that. I want the viewer to make up his own story looking at my painting. It’s more about abstract narration than pure narration.
We feel some duality in your works, either for the style or content. We detect different times, universes, techniques…
Yes, I like playing with contrasts, working on some parts with oil painting to give them a very realistic look and then adding some raw spray cans elements. The precision of one element highlights the randomness of the other one. I work from collages made on the computer, it gives me a global idea of what I’m going to do. Then painting allows me to dirty it all a little bit, to give it some movement, to break this too clean aspect. In the last months, I started adding classical figures to my paintings. I like marbles for their solidity, their longevity. But the cracks you detect in them reveal their perishable aspect. They seem unbreakable and turn out to be more fragile than they look like. Here again, it’s about contrast.
Tell us about the exhibition Again Never Again that took place recently in Paris.
This exhibition is the result of a long artistic residence in Bourgogne made possible thanks to the 42b gallery. I went through strange phases lately. I traveled a lot, and had quite turbulent relationships, sometimes hard. In this wonderful and peaceful environment that is the French countryside, I brought dark ideas I was carrying with me, and it cleared up little by little. Again Never Again deals with this, with personal cycles, personal development, mistakes not to make again. I was influenced by what was around me, by nature, by the countryside. So in my works you will find different references to this, like old rusty tractor. There are also references to the Middle Age. I had in mind to work around this period and it made sense when I found myself in this environment. I also painted with the daughter of Catherine who runs the 42b gallery. She is five. Her kid’s look, her way to draw, her innocence also nourished my painting. I lived this residency as a personal cycle, a sort of redemption, peaceful, far from the everyday routine and tumult. I focused my energy on work and transpose what I was living through painting.