Une exposition clandestine ouverte à tous.
Mai 2021, les lieux culturels ré-ouvrent enfin. Après un an de sanglots sous perfusion massive d’argent public, l’intelligentsia nous invite à nouveau dans son monde merveilleux où règne la domination sociale, et où l’on s’approprie impudemment les codes, l’esthétique et parfois les œuvres du graffiti (l’exposition d’Anne Imhof actuellement présentée au Palais de Tokyo en est un exemple frappant).
De l’autre côté du miroir, certains artistes urbains, souvent invisibles aux yeux de l’administration dès qu’il s’agit de mesures de soutien, n’ont pas attendu le feu vert du gouvernement pour faire ce qu’ils ont toujours fait : envahir l’espace public pour créer, s’évader et partager. Bisk est l’un d’entre eux. Jeune writer de la banlieue sud tombé dans la culture du graffiti courant 2007, il a rapidement développé un style baroque, fourmillant de détails, un goût certain pour la sculpture et un féroce appétit pour se déployer sur toute surface à portée de bombe. Son confinement, il l’a passé à peindre, scier, clouer, souder… Sans soutien ni budget, juste parce que c’est essentiel.
Ce vendredi 28 mai, après sept mois de travail, Bisk dévoile son dernier projet : un immense terrain vague transformé en une exposition clandestine, sorte de manège enchanté version steampunk où chaque point de vue recèle mille et un trésors.
Lorsqu’il investit les lieux au mois de novembre dernier, le terrain est une décharge à ciel ouvert. Les amas de détritus en tous genres qui occupent la surface sont pour lui une matière première qu’il assemble, transforme et peint selon l’inspiration du moment. Un mois plus tard, alors que son œuvre commence à prendre forme, le terrain est débarrassé de ses déchets à grands coups de pelleteuses. Un mois de travail réduit à néant. Cet épisode offre cependant un nouveau visage au terrain vague, un nouveau terrain de jeux pour l’artiste. Bisk se remet immédiatement en action et organise cette fois des espaces plus vastes, avec toujours le même processus : peindre et recycler les matériaux trouvés sur place afin de redonner vie au lieu.
« J’investis le lieu dans son ensemble, je ne travaille pas dans une partie puis dans une autre, c’est la globalité du terrain qui m’intéresse, explique Bisk. Plutôt que de raconter des histoires, je préfère parler de techniques, de matériaux, de points de vue, de plans, de points de fuite, de ruptures… Je veux occuper tout l’espace, les murs, le sol, jusque vers le ciel où j’imagine des ballons gonflés à l’hélium qui pourraient s’élever à 30 mètres de haut, des personnages animés par un système de soufflerie, et accompagner tout ça d’animations sonores. Je n’aurais peut-être pas les moyens d’aller jusque là mais je veux tirer le maximum de ce peut m’offrir ce lieu. »
Plutôt que de suivre une narration précise, Bisk se laisse guider par les matériaux qui s’offrent à lui. Avec un sens aiguisé de la paréidolie, une intervention minime procure souvent de grands effets. Deux yeux peints en blanc et un tapis rouge en guise de bouche transforme une montagne de bois en un monstre tapis sous un abri. Un personnage placé derrière quelques portes colorées nous transporte sur la scène d’un théâtre. Ou cette mâchoire géante, signifiée en quelques coups de bombe, qui semble vomir tout ce que notre société de consommation peut produire de déchets inutiles.
D’autres éléments en revanche demandent bien plus de labeur. Formé à la scultpure sur métal par l’artiste Anton, avec qui il partage un atelier en compagnie de Teurk et Réo – tous d’anciens graffeurs adeptes de la soudure et de la disqueuse – Bisk découpe, assemble et scarifie l’acier pour donner vie à divers personnages totémiques, gardiens d’un temple éphémère.
Dans une petite maison au centre du terrain vague, Bisk a installé sa propre galerie. Il y dévoile ses travaux d’atelier, soigneusement accrochés aux murs, de façon si ordonnée que cela jure presque avec le chaos de l’extérieur. Et dans une pièce voisine, sa chambre, reconstituée pour l’occasion, ou il a dormi de nombreuses nuits.
Déambuler dans le terrain vague de Bisk, c’est se perdre dans les perspectives comme dans les détails. Chaque point de vue est comblé, partout le regard est happé, puis ricoche et nous emmène plus loin. Véritable Facteur Cheval du graffiti, Bisk n’est pas plus loquace sur la narration que propose son œuvre que sur ses références. S’il cite du bout des lèvres les Nouveaux Réalistes ou des writers comme Horfée et Rammellzee, il préfère amplement parler des territoires en marge qui l’ont formé. « Je pars de la matière que m’offrent les terrains vagues, ses matériaux comme ses graffitis, je m’imprègne de ce que je vois puis je déconstruit tout ça. C’est un cycle de création perpétuel qui n’a pas de fin. Je vois un détail et je le prolonge. Et progressivement, la nature vient se greffer à tout ça. »
« Ce projet, c’est une sorte de book où je décline mes différents styles, les différentes techniques qui font mon univers, raconte l’artiste. Sur les murs, j’alterne des formes géométriques avec des mouvements fluides, des lignes et des aplats, tout se fait à l’instinct, sur le moment. Je m’ennuie rapidement sur un mur lisse, il me faut du volume, de la matière. Par exemple, à un endroit, la terre au sol grimpe sur un graffiti, puis rejoint un miroir qui reflète une peinture de l’autre côté du lieu. J’ai besoin de donner corps aux surfaces que j’investis. »
Après sept mois de travail sans savoir si chaque lendemain les bulldozers viendront mettre un terme à l’aventure, Bisk a enfin décidé de dévoiler son projet. Le temps d’un week-end (du 28 au 30 mai), chacun peut venir déambuler dans son terrain vague situé au 15 rue Jules Ferry à Ivry sur Seine. Qui sait si demain tout aura disparu ou si dans quelques mois, Bisk sera encore là, une bombe dans une main, un fer à souder dans l’autre, à redonner vie au chaos que la ville lui a offert.
Texte et photographies de Nicolas Gzeley