Depuis le mois de septembre dernier, une vingtaine d’œuvres d’artistes internationaux habitent les entrailles du domaine Vranken-Pommery à Reims. Voilà quatorze ans que la célèbre maison de champagne accueille en son sein une exposition annuelle dédiée à l’art contemporain. Cette année, le curateur Hugo Vitrani (à qui l’on doit le projet d’art urbain Lasco Project au Palais de Tokyo) a orchestré les travaux d’artistes d’horizons divers et rarement réunis, afin qu’ils invoquent chacun à leur manière l’esprit souterrain.
Dans les 18 kilomètres de galeries souterraines qui courent sous le château, on perd rapidement ses repères. Mélange de peur, d’excitation et de curiosité, l’imaginaire lié à ce type de lieux surgit de chaque alcôve, au détour de chaque croisement. C’est à ce territoire de fantasmes que le curateur a décidé de rendre hommage en invitant des artistes variés, parmi lesquels une poignée d’anciens graffeurs habitués à sonder les profondeurs de nos villes.
Comme toute exploration, le voyage commence en surface où une œuvre de Tania Mouraud vient perturber le classicisme des jardins du château. Dans sa typographie tout en géométrie est inscrit « Vanitas vanitatum, omnia vanitas ». En invoquant ainsi « le passage du temps et la vacuité des passions », elle introduit l’héritage du regretté Saeio dont les peintures sont présentées dans l’entrée du château.
Électron libre du graffiti, ce dernier en avait joyeusement brisé les codes et improvisait dans les rues de Paris comme dans son atelier une peinture basée sur l’urgence, la spontanéité, l’effacement et le recouvrement qu’impliquait sa pratique illégale. Il a fait du graffiti un dialogue avec la rue dont l’énergie et l’évanescence se retrouve aujourd’hui dans ses peintures héritées du mouvement CoBra, du Dadaïsme et de la bande dessinée.
En haut de l’escalier qui mène aux souterrains, un autre artiste – lui aussi passé par la rue – nous invite à nous engouffrer dans les sous-sols du domaine. Il y a vingt ans, Olivier Kosta-Théfaine était l’un des chefs de file du mouvement post-graffiti qu’il a ardemment défendu. Affranchi de longue date de cet univers, il parcourt aujourd’hui les marges et les périphéries de nos villes pour en extraire des morceaux choisis. Ici, il rejoue le vandalisme quotidien des cages d’escalier de banlieue en brulant au briquet la voute de l’escalier, au bas duquel il a disposé un majestueux tapis aux motifs des sièges du RER parisien. En réintroduisant de manière décalée ces éléments du paysage urbain, Olivier Kosta-Théfaine nous invite à observer l’invisible du quotidien et sublime la beauté subjective de nos cités.
Au fur et à mesure que l’on progresse dans ce dédale de pierre, nos yeux s’accommodent de l’obscurité et l’on découvre ici un des rats en bas reliefs d’Aline Bouvy, là un sol jonché de douilles disposées par Matias Faldbakken, au fond d’une alcôve un film de Mohamed Bourouissa qui nous enseigne l’économie du trafic de drogue ou des fragments de fresques hyperréalistes de Guillaume Bresson.
Comme à son habitude, Hugo Vitrani joue avec l’environnement pour y rejouer les tensions, l’appréhension et les codes des bas-fonds de la ville. Dans cet immense intestin taillé à même la craie, on semble déambuler dans les catacombes de Paris, dans les égouts d’Amsterdam ou les tunnels du métro new-yorkais, à la merci d’une mauvaise rencontre. En témoignent les silhouettes menaçantes de l’américain Cleon Peterson qui se dressent devant nous, au travers desquelles on doit se faufiler pour parvenir à une large crayère.
Là, SKKI© a détouré au néon vert les traces de moisissure qui courent le long des murs. Pionnier du graffiti européen, l’artiste rend hommage aux soirées techno des années 90 qui se déroulaient dans des bâtiments abandonnés ou dans d’anciennes carrières de la banlieue parisienne. Le clignotement stroboscopique des néons conjugué au brouhaha des trains de bouteilles qui passent à proximité provoquent chez le spectateur une sensation à la fois planante et assourdissante, propre aux rave parties sauvages aujourd’hui disparues. Et le majestueux bas relief qui représente la fête de Bacchus se dévoile alors en une vision hallucinée.
Plus loin, une autre crayère dévoile une étrange mise en abîme avec ce château gonflable renversé, peint de formes souples et faussement naïves. Après avoir longtemps bombé les rues de Paris en compagnie – en autres – de Saeio, Antwan Horfee décline une peinture entre figuration et abstraction, influencée par les dessins animés japonais qui l’ont conduit à lui-même expérimenter l’animation. Un extrait de l’un de ses derniers « bricolages animés » est d’ailleurs projeté sur la surface gonflée du château, support « rempli d’air et d’égo » qu’affectionne particulièrement l’artiste multidisciplinaire.
Passé l’immense puits où se déploie un labyrinthe de boyaux métalliques réalisé par Holly Hendry, on contourne les créatures hybrides du duo Pakui Hardware, puis celle de Zsofia Keresztes pour arriver dans la pièce investie par le collectif Kaya, dont les sculptures faites de déchets répondent aux lettrages en chrome et noir du writer N.O.Madski. Image figurée du graffiti brut et vandale, éclairée au néon comme dans un tunnel de métro.
Lorsque l’on retrouve la surface, la lumière et le monde que l’on avait laissé derrière nous, on a l’étrange sensation de quitter un univers parallèle, comme au sortir d’un train fantôme. Se télescopent alors les images que notre inconscient a conservé, des couleurs psychédéliques des frères Quistrebert aux animations surréalistes et pop de Keiichi Tanaami ou celles, plus angoissantes, de Tala Madani et Alix Desaubliaux.
En choisissant des artistes passés par le graffiti et d’autres, aux parcours non moins classiques, Hugo Vitrani révèle la fantasmagorie de ce lieu atypique et transforme la visite de cette exposition en un voyage tumultueux, riche en sensations, loin des poncifs de quelque chapelle que ce soit.
« L’Esprit souterrain » // Jusqu’au 15 juin 2019
Domaine Pommery // 5 place du général Gouraud, Reims.
Texte et photographies de Nicolas Gzeley