Rare présence féminine dans le monde très viril du graffiti, Claudia Walde, alias MadC, développe depuis quinze ans un style en perpétuelle évolution, qui la mène aujourd’hui à une approche abstraite du lettrage, tout en effets de transparence. Portrait d’une outsider.
Pour quiconque passe régulièrement dans ce coin du XXe arrondissement de Paris, voir un graffeur, masque sur le visage et bombes aérosol à la main, peindre le mur qui borde le pavillon Carré de Baudouin tient presque de la routine. Ce mercredi de septembre pourtant, les coutumiers s’étonnent. Pas seulement de ce que le peintre, ce jour-là, est un petit bout de femme brune. Ni des effets de transparence, simulant l’aquarelle, qui brossent de part et d’autre de l’entrée du bâtiment une série de A. Ce qui les frappe, c’est plutôt la vitesse à laquelle MadC peint les 50 mètres de mur que lui a assignés son commanditaire, l’association Art Azoï, en charge de la programmation artistique de plusieurs murs du XXe arrondissement. Une tâche dont elle s’acquittera en trois petits jours avec l’appui de Michel, l’assistant hors pair de la structure. D’en face, la tenancière du restaurant Chez les Deux Amis, qui en a pourtant vu passer d’autres, s’interroge : « elle peint vite, non ? » Une poignée d’heures plus tard, l’artiste attablée à ce même restaurant confirme bien volontiers le fait d’un débit pressé, comme pour accréditer qu’il s’agit là d’un trait de personnalité : « je peins toujours vite. »
Sa rapidité est peut-être la moindre originalité de MadC : après tout, le graffiti se fait vite et bien, et la célébrité de l’artiste ne fait que porter cette caractéristique à un degré supplémentaire. Incontournable sur la scène mondiale contemporaine du graffiti, la trentenaire affiche un parcours singulier de bout en bout, dont son pseudonyme (littéralement « C la folle ») pourrait déjà constituer un indice. S’il y a de la folie chez elle, ce ne semble pas être toutefois au sens où l’entend la psychiatrie : la jeune femme paraît au contraire sensée, méticuleuse et méthodique. Avant l’entretien qu’elle nous consacre posément, malgré l’urgence de finir son mur dans la journée, elle prend soin de tout mettre en ordre dans son emploi du temps, d’enregistrer son vol de retour vers l’Allemagne, de gérer son prochain voyage, et d’envoyer une poignée de textos. Quelques jours plus tard, Julien Kolly, son galeriste en Suisse, confirmera d’ailleurs l’extraordinaire rigueur du personnage : « Elle est très organisée. Lorsque nous préparons une exposition, tout est professionnel du début à la fin, de la préparation des toiles à leur envoi. Elle maîtrise toute la chaîne, de la communication sur les réseaux sociaux à son agenda. Chez elle, tout est réfléchi, tout est calculé. » En matière de folie, il ne faudrait donc concéder à MadC qu’une forme inhabituelle de zèle – et c’est d’ailleurs le diagnostic qu’elle porte sur l’enfant qu’elle était : « j’étais hyperactive, confesse-t-elle. Le dessin et la peinture étaient les seules activités qui pouvaient me calmer. » Mais s’il y a trace chez elle d’un déséquilibre psychique, il est à l’évidence bien caché : « pour savoir ce qu’elle a de fou, il faut la connaître en privé », confie évasivement Julien Kolly.
Singulière, MadC l’est plutôt dans la mesure où tout son parcours la confine à l’écart par rapport aux codes du graffiti. Elle n’y est pas seulement une femme dans un monde d’hommes. De son aveu d’ailleurs, cette divergence-là est un détail, et ne fait que refléter un isolement plus général, éprouvé dès l’enfance. « J’ai toujours été une outsider, explique-t-elle. Enfant, je vivais en Ethiopie. J’étais la seule blanche et l’on me frottait la peau car on me croyait sale. » En 1996, quelques années après le retour de sa famille en Allemagne de l’Est où elle est née, MadC découvre le graffiti toute seule, en feuilletant un ouvrage sur le sujet. « J’étais à la recherche de mon identité, se souvient-elle. J’avais besoin d’un défi dans ma vie. J’ai commencé le lendemain. » Elle raconte ensuite des équipées sans crew, perpétrées avec un ami après des mois passés à forger son alphabet sur des blackbooks, au contact de livres et de magazines. Bien plus que sa féminité, cet apprentissage solitaire des codes du graffiti dans une petite ville où la pratique est absente constitue une incongruité pour un milieu très charpenté par le collectif, et où l’on met généralement le pied à l’étrier par contamination et par mimétisme, au gré de rencontres et d’expériences communes.
Durant ses premières années de graffeuse, en gros de 1996 à 2010, son approche esthétique du writing semble pourtant se conformer à une image d’Epinal : MadC aligne les lettrages façon wildstyle sur des fonds figuratifs ciselés, où dominent les références à la culture de masse et aux blockbusters – de Jurassic Park à L’âge de Glace. Pourtant, sur ce point encore, la jeune femme se singularise : « J’étais trop perfectionniste pour peindre avec les autres », rapporte-t-elle. Ce qui ne l’empêche pas de rencontrer la scène allemande et germanophone : Daim et le regretté Dare figurent parmi les artistes qu’elle cite comme des sources d’inspiration. Et réciproquement : « Dare la présentait comme le futur, et comme l’une des personnes les plus talentueuses qu’il ait rencontrée », rapporte Julien Kolly.
La relation à la fois intime et distante que MacC entretient avec la scène graffiti et street art se noue aussi hors des jams auxquels elle s’associe : en parallèle à ses activités de graffeuse, la jeune femme manifeste très tôt le désir de documenter le mouvement, et consacre divers ouvrages à l’art urbain sous son nom patronymique, Claudia Walde. « J’étais passionnée par les livres et par la peinture, explique-t-elle. C’était une façon pour moi de combiner les deux activités. » Son premier projet d’écriture, en 2007, s’esquisse à la Saint-Martin’s school à Londres, où MadC achève des études de graphisme. À l’époque, les métropoles du monde occidental sont saturées de collages, d’affiches, de stickers signés Blek le Rat, Swoon, Shepard Fairey ou Above. L’étudiante y voit une métamorphose intéressante du graffiti et l’explore dans le cadre d’un mémoire. Une fois son diplôme en poche, elle envoie le manuscrit à Thames & Hudson, qui le publie en 2007 sous le titre de Sticker City. Suivront deux opus, en 2011 et 2015. Respectivement consacrés aux interprétations de l’alphabet latin dans le graffiti et au néo-muralisme, ils semblent constituer autant de jalons dans l’évolution de MadC.
De fait, si ses activités éditoriales contribuent à forger sa légitimité et lui permettent de rencontrer des centaines d’artistes, c’est par ses faits d’armes en tant que graffeuse que la jeune femme acquiert ses lettres de noblesse. En ce domaine, elle n’est pas seulement précise et talentueuse : elle fait aussi preuve d’une sacrée ténacité. Avec le goût des voyages, ce trait de caractère est sans doute, d’ailleurs, ce qui la rattache le mieux au milieu du graffiti. En 2010, elle met tout le monde à l’amende – selon l’expression consacrée – en peignant seule, pendant quatre mois et avec des moyens dérisoires (seules les bombes de peinture lui sont fournies par Molotow), une fresque hors normes le long d’une voie ferrée reliant Berlin à Halle. Sur un bâtiment agricole de près de 700 mètres, d’où son nom de 700 Wall, l’œuvre déroule en plusieurs tableaux une histoire de fabrique du style, depuis la genèse d’une pièce jusqu’à son exhibition publique et son effacement. « J’avais déjà peint de grands murs, mais je voulais voir quelles étaient mes limites, jusqu’où je pouvais aller, raconte l’artiste. Des dessins préparatoires jusqu’à l’exécution, j’y ai consacré un an de ma vie ! Un tel travail demande une grande discipline : je n’avais pas de nacelle, et je peignais par tous les temps, même sous la pluie. Le jour où j’ai terminé pourtant, je n’ai pas ressenti de soulagement : je me suis dit que je n’avais pas atteint mes limites, que j’aurais pu continuer. »
Épreuve initiatique participant d’une entreprise de longue haleine – celle de « gagner un peu d’estime de soi », le 700 wall propulse MadC sur le devant de la scène. « En peignant ce mur, j’ai laissé quelque chose derrière moi », note-t-elle pourtant. La prouesse joue de fait un rôle décisif dans son évolution esthétique : elle autorise la jeune femme à délaisser sa défroque de graffeuse pour une carrière d’artiste déployée aussi bien en galerie qu’au gré de festivals sur des murs XXL (pour reprendre le titre de son dernier ouvrage). Cette mue progressive est déjà en germe dans le 700 wall, et s’y décèle à quelques détails : parmi le vaste répertoire de styles déployé sur le mur, l’artiste a en effet glissé trois graffitis abstraits – « à l’époque, je n’avais pas le cran d’en faire plus », explique-t-elle. Ces derniers forment en quelque sorte la genèse de son œuvre à venir.
Dans le sillage du 700 wall, le glissement progressif de MadC vers l’abstraction s’offre comme l’aboutissement logique, mais largement inconscient, d’un parcours. Il prend d’abord la forme d’un retour aux sources : MadC pratique l’aquarelle depuis son plus jeune âge. Simuler la technique avec l’aérosol sur de grands formats est aussi une manière idoine d’approcher au mieux l’essence du graffiti en général, et du tag en particulier, dont le procédé permet de restituer la gestuelle, l’application à dynamiser les lettres et la capacité à les mettre en mouvement : « La transparence n’autorise aucun repentir, explique-t-elle. Elle permet de saisir l’énergie qu’on déploie en peignant vite. Je peins toujours des lettres, mais beaucoup ne le voient pas. Je me concentre sur leur énergie, et cherche à les faire danser. »
Exigeante, obstinée, et désormais plus sûre d’elle-même, MadC entend bien pousser encore ses recherches autour des effets de transparence, d’où sa décision de consacrer cette fin d’année à un travail d’atelier, notamment autour du verre. « Elle sait qu’elle doit évoluer en permanence, explique Julien Kolly. Pour chaque nouvelle exposition, elle arrive toujours avec un concept extrêmement précis. J’ai moi-même été surpris de sa capacité à s’élever. » Cette application à avancer sans cesse, quitte à s’éloigner des codes du graffiti, explique que MadC soit une femme pressée – et d’autant plus qu’elle doit désormais concilier sa carrière avec ses obligations de mère de famille. Mais à l’en croire, le jeu en vaut largement la chandelle : « Aujourd’hui, j’ai définitivement gagné l’estime de moi-même », confesse l’artiste. Ce qui pourrait bien constituer la plus belle des reconnaissances.
Texte : Stéphanie Lemoine
Photographies : Marco Prosch, Ian Cox, Nicolas Gzeley
MADC présente actuellement son exposition « Daydreaming » à la galerie 44309 jusqu’au 24 février prochain.
44309 Street Art Gallery, Rheinische Strasse 16, 44137 Dortmund, Allemagne.
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English version
One of the few women in the very masculine world of graffiti, Claudia Walde a.k.a MadC has developed for fifteen years a constantly changing style that brings her today to an abstract approach to lettering, playing with transparency effects. Portrait of an outsider.
For anyone who often passes through this part of the 20th arrondissement of Paris, to see graffiti artist with a mask on and a spray can in the hand painting the wall surrounding the pavillon Carré de Baudouin is quite normal. Yet on this Wednesday in September, passers-by are surprised. Not just because today the painter is a short brunette. Nor is it because of the transparency effects, looking like watercolours, that form a series of A from one side of the entrance of the building to the other. What strikes them is the speed at which MadC is painting the 50 meters of wall that her commisioner, the Art Azoï organisation, in charge of the artistic programme of several walls of the 20th arrondissement, assigned her. A mission she fulfills in three short days with the support of Michel, expert assistant of the organisation. Across the street, the owner of the restaurant Chez les Deux Amis wonders : « She paints fast, doesn’t she ? » A few hours later, sitting down at the table of the same restaurant, the artist confirms most gladly, as to attest that it is part of her personality : « I always paint fast. »
Her speed is maybe the less original characteristic of MadC : after all, graffiti has to be done quickly, the artist’s fame only brings it to another level. A major artist on the graffiti international contemporary scene, this woman in her thirties has followed a peculiar path right from the beginning, as her pseudonym might show. If there is some madness in her, it’s not on a psychiatric point of view : the woman is sensible, meticulous and organised. Before she calmly answers our questions despite the urgency of completing her wall before the end of the day, she takes the time to arrange her schedule, to book her flight back to Germany, to organise her next trip and send a couple of messages. A few days later, Julien Kolly, her gallery owner in Switzerland, confirms the extraordinary rigour of the character : « She’s very organised. When we prepare a new exhibition, she’s professional from the beginning to the end, from the preparation of canvases to the moment they are sent. She rules the whole chain, from communication on social networks to her schedule. With her everything is well thought out, calculated. » In terms of madness, we will only grant her an unusual form of zeal – and that’s also her diagnosis on the child she was : « I was hyperactive, she confesses. Drawing and painting were the only activities that could calm me down. » If she still bears a mark of mental instability, it is manifestly well hidden : « To know what’s crazy in her, you have to be part of her private life », Julien Kolly confides evasively.
MadC is different because her whole career keeps her away from graffiti codes. She’s not only a woman in a men’s world. In her own words, this difference is a mere detail, and only reflects a more general isolation she’s experienced from childhood. « I’ve always been an outsider, she explains. As a child, I was living in Ethiopia. I was the only White and people would rub my skin because they thought I was dirty. » In 1996, some years after her family went back to East Germany where she was born, MadC discovers graffiti on her own skimming through a book on the topic. « I was looking for my identity, she remembers. I needed a challenge in my life. I started the next day. » Then she recounts raids without a crew, but with a friend, after months spent shaping her alphabet on blackbooks, through books and magazines. Much more than her femininity, this solitary learning of graffiti codes in a small town from which street art is absent, is an incongruity for a an environment very much shaped by collectives, and in which you usually get a foot on the ladder because of the influence of others, to imitate them, through meetings and common experiences.
Yet during her first years as a graffiti artist, from 1996 to 2010 more or less, her aesthetic aproach to writing seems to adapt to a stereotypical image : MadC aligns letters in the wild style way on elaborated figurative backgrounds, where references to mass culture and blockbusters – from Jurassic Park to Ice Age – prevail. Still, there too, the young girl stands out : « I was too perfectionist to paint with others », she recalls. Which did not prevent her to meet the German and German-speaking scene : Daim and the late Dare are among the names she quotes as inspiration. And it goes both ways : « Dare presented her like the future, and one of the most talented people he ever met, » Julien Kolly says.
The relation both personal and distant that MacC has with the graffiti and street art scene also develops during the jams she takes part in : quite early, at the same time as her graffiti activities, the young woman also shows the desire to document the movement, and dedicates several books to urban art under her last name, Claudia Walde. « I was really into books and painting, she explains. It was a way for me to combine both activities » Her first written project, in 2007, starts in Saint-Martin’s school in London, where MadC finishes her design studies. At the time, big cities of the western world are full of collages, posters, stickers signed by Blek le Rat, Swoon, Shepard Fairey or Above. The student sees in it an interesting metamorphosis of graffiti and explores it as part of a thesis. After graduating from this school, she sends the manuscript to Thames & Hudson who publishes it in 2007 under the title Sticker City. Two works follow in 2011 and 2015. Respectively dedicated to the interpretation of the Latin alphabet in graffiti and to neo-muralism, they both seem to be landmarks in MadC’s evolution.
Actually, if her writing activities contribute to her gaining legitimacy and enable her to meet hundreds of artists, it’s through her feats of arms as a graffiti artist that the young woman wins her spurs. In this field, not only is she precise and talented : she also shows some persistence. By the way, with her taste for travel, this personality trait is for sure what connects her the most to the graffiti environment. In 2010, she surpasses everybody painting alone for four months with limited means (Molotow just gives her spraycans), an extraordinary fresco along a railway connecting Berlin to Halle. On a farming building of about 700 meters, hence its name 700 Wall, the work relates in several scenes a history of the making of a style, from the genesis of an artwork to its public exhibition and its disappearance. « I had already painted big walls, but I wanted to discover my limits, up to where was I able to go, the artist tells. From the sketches until the creation, I dedicated one year of my life to this ! Such a work demands great discipline : I had no lift, I was painting in all types of weathers, even when it was raining. Yet the day I finished, I did not feel relieved : I told myself I did not reach my limits, that I could have carried on. »
An initiative rite in a long-term process – « gaining a little self-esteem », the 700 wall put MadC under the spotlight. However, she notes :« Painting this wall, I left something behind me. » The exploit plays a key role in her aesthetic evolution : it allows the young woman to give up her graffiti rag to an artist career displayed in galleries as well as during festivals with XXL murals (to use the title of her latest book.) This gradual transformation has already started at the time of 700 wall and it can be detected in some details : in the middle of the broad range of styles spread on the wall, the artist painted three abstract graffiti – « at that time I did not dare making more », she explains. In some ways, they shape the genesis of her future work.
In line with 700 wall, the gradual shift of MadC towards abstraction is the result of a logical but mostly unconscious process. It first started with a return to her roots : MadC has been doing watercolours since she was a kid. Copying this technique with spray cans on big format is also a clever way to get close to the basics of graffiti in general and tag in particular, the process of which enables to reproduce this gesture, the care used to set the letters in motion and give them some dynamism : « transparency doesn’t allow any remorse, she explains. It allows to grab the energy you use when painting quickly. I always paint letters, but many don’t see them. I focus on their energy and try to make them dance. »
Demanding, stubborn and now more self-confident, MadC intends to extend her research on transparency effects, which explains her decision to dedicate the end of the year to working in studio, especially on glass. « She knows she has to evolve constantly, Julien Kolly explains. For each exhibition, she always comes with a new and very precise concept. I have myself been surprised by her capacity to rise » This will to keep on moving, though it might take her away from graffiti codes, explains why MadC is in such a hurry – especially as she now has to reconcile her career and her motherhood. But according to her it seems worthwhile : « Today, I am eventually self-confident », she confesses. This could be the most beautiful reward.
Don’t miss MADC’s latest exhibition « Daydreaming » at 44309 Street Art Gallery until the 24th february.
44309 Street Art Gallery, Rheinische Strasse 16, 44137 Dortmund, Allemagne.