En 2007, Niels « Shoe » Meulman réalisait sa première exposition personnelle Calligraffiti. Près de dix ans plus tard, le Calligraffiti est devenu l’un des courants majeurs de l’art urbain. Ses adeptes opèrent aux quatre coins de la planète, son hashtag compte plus de 170 000 publications sur Instagram et le livre Calligraffiti, the Graphic Art of Niels Shoe Meulman en est à sa cinquième édition. Aujourd’hui, l’artiste poursuit sa carrière et ses expérimentations au-delà de l’écriture, flirtant allègrement avec l’abstraction. À l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage Shoe is my middle name, l’artiste revient avec nous sur son riche parcours et nous donne quelques clefs pour appréhender son travail.
Amsterdam 1979, dans une ville en proie à l’anarchie, aux grèves et aux émeutes, le jeune Niels Meulman, alors âgé de 12 ans, s’empare d’un marqueur et dessine des chaussures logotypées sur les murs de son quartier. Rapidement, il y appose le mot Shoe qui deviendra son nom.
« Je n’avais alors jamais vu de graffiti new-yorkais, mes influences venaient de ce que je voyais sur les murs de ma ville, notamment le célèbre Dr. Rat. En 1982, lors d’un voyage à New York, j’ai découvert le graffiti américain, des pièces stylisées et colorées qui ont marqué mon imaginaire. Les murs d’Amsterdam étaient régulièrement bombés par des Punks ou des Hooligans comme Ego, Dr. Air, Walking Joint, Mano, Trip… Avec Joker et Delta, nous avons fondé le crew USA et commencé à peindre des graffitis dans la veine de ce qui se faisait à New York. »
Dès 1983, le Hip Hop envahi l’Europe à travers une série de concerts et d’expositions. À Amsterdam cette même année, Grandmaster Flash se produit au Melkweg et la galerie Yaki Kornblit présente les grands noms du graffiti américain. Shoe rencontre alors des writers new-yorkais comme Dondi, Rammellzee, Haze, Futura ou Quik qui vont renforcer son implication dans le mouvement graffiti.
« Les choses ont pris une autre tournure lorsque nous avons rencontré le crew Bomb Squad 2 de Paris et les TCA de Londres. Réunis sous le nom CTK, Bando, Angel, Joker, Cat22, Mode2, Colt, Sign, Delta et quelques autres avons alors développé ce style de lettrage typiquement Européen. Des lettres soigneusement designées, inspirées de maîtres new-yorkais comme Dondi, auxquelles nous avons ajouté notre touche personnelle. »
Les CTK s’imposent alors sur une scène européenne naissante. Covent Garden à Londres, Vondelpark à Amsterdam, La Chapelle à Paris, le crew forge un style emblématique et répand le virus du graffiti à travers l’Europe lors de leurs voyages à Stockholm, Oslo, Copenhague ou Barcelone. Si l’on se souvient principalement de leurs fresques en couleurs, ils affectionnent également les sorties nocturnes en chrome et noir le long des voies ferrées et visitent les systèmes ferroviaires de chacun des pays qu’ils parcourent. Un goût pour le métal roulant qui vaudra à Bando, Shoe et Cat22 un séjour de trois semaines dans une prison Munichoise.
Parallèlement, Shoe décline sa passion pour la lettre et l’image à travers le graphisme. Dès la fin des années 80, il réalise de nombreux flyers et affiches de concert et devient au début des années 90 l’assistant du graphiste Anthon Beeke.
« J’ai toujours su que ma pratique du graffiti pouvait évoluer vers quelque chose d’autre. Le graphisme m’a permis de gagner ma vie tout en faisant ce que j’aimais. Durant les années 90, je me suis petit à petit éloigné du graffiti. J’ai créé mon agence Caufield & Tensing, travaillé comme directeur artistique pour BBDO et MTV et j’ai créé ma propre agence Unruly qui s’est par la suite transformée en galerie. »
Typographie, conception graphique, logos… Pendant près de quinze ans, Shoe multiplie les projets pour différents clients jusqu’à n’en plus pouvoir. En 2007, il rend visite à son ami Eric Haze, ancien writer new-yorkais lui aussi devenu graphiste hors pair. Tous deux sont fatigués de se plier aux exigences de leurs clients lors d’interminables réunions de travail. Ensemble, ils vont se motiver à revenir aux fondamentaux : la main, le geste, l’écriture. Dans l’atelier d’Eric Haze, ils testent divers outils d’art plastique, expérimentent et redécouvrent le plaisir d’écrire, le plaisir de créer, manuellement, librement. De retour à Amsterdam, Shoe poursuit cette voie. En alliant ses différentes passions, le graffiti, l’écriture et la calligraphie, il définit le Calligraffiti, nom de sa première exposition personnelle en 2007.
« Avec cette exposition, mon travail a gagné en popularité. Dès lors, fini les commandes, je me focalise désormais sur la peinture. L’écriture me passionne ; depuis les hiéroglyphes égyptiens jusqu’à la calligraphie chinoise en passant par enluminures moyenâgeuses, l’homme a toujours essayé de tracer son écriture de manière esthétique. À mon tour, j’apporte une pierre à l’édifice, j’y insuffle mon propre style, ma propre sensibilité. »
Rapidement, le Calligraffiti devient un mouvement artistique dont les ramifications s’exportent sur tous les continents. À l’instar du Graffuturism défini par le writer Poesia, le Calligraffiti développé par Shoe transcende son créateur. La page Facebook consacrée à ce mouvement compte aujourd’hui près d’un million de fans et ses ambassadeurs exposent aux quatre coins du monde. Shoe, quant à lui, poursuit ses expérimentations graphiques dans la ville comme dans son atelier. Trois ans après l’exposition Calligraffiti, il présente un nouveau concept : les Throw-Ups.
« J’ai fait une série de peintures à la bombe que j’ai exposée dans une galerie de Los Angeles en 2010. L’exposition avait pour titre Calligraffiti Throw Ups, en référence au terme throw-up du vocabulaire graffiti – aussi connu comme throwie ou flop. Il s’agit de lettres rondes réalisées rapidement, dans un style direct et percutant, qui donnent l’impression que quelqu’un a vomi sur le mur. Ces throw-ups ont été réalisés avec de véritables giclées de peintures grâce à des boules de noël remplies de peinture et d’encre. Elles avaient la même taille que des boules de baseball donc c’était parfait. Je continue à en utiliser parfois pour mes peintures sur toile. »
Pour autant, Shoe ne délaisse pas l’écriture et poursuit ses recherches autour des mots, flirtant parfois avec la poésie. Une grande partie de son travail tourne alors autour de la négation, ajoutant le préfixe « un » devant certains mots pour évoquer leur sens contraire.
« Je me souviens qu’à quinze ans, j’écrivais parfois une phrase à côté de mes graffs. Au-delà de juste marquer mon nom, cela donnait un ton à l’œuvre. Avec le temps, j’ai fait des peintures autour d’un seul mot, comme Everything, Galactic, Unruly… Ça suscite un état d’esprit. En un sens, mes pièces de calligraffiti sont des poèmes d’un mot. Je traite souvent de dualité, de contraste, d’opposition. Il existe deux versants en toutes choses, un mot a toujours son contraire. Cela fonctionne aussi pour l’image, mes épais coups de pinceau attirent aussi bien l’attention sur eux-mêmes que sur l’espace qui les sépare. L’encre et l’absence d’encre créent un contraste noir / blanc, positif / négatif, à la manière des données numériques réduites à une succession de uns et de zéros. »
Au fil du temps, les œuvres de Shoe flirtent petit à petit avec l’abstraction. Privilégiant le geste à l’écriture, l’artiste s’éloigne du strict sens des mots au profit de la forme. Ce nouveau langage passe par des recherches de matières, des expériences chimiques et l’utilisation de couleurs irisées réagissant à la lumière. Un expressionnisme abstrait par lequel Shoe évoque ses rêveries à propos de l’existence, l’espace, la science et la nature.
« L’un des exemples les plus frappants de dualité est la notion selon laquelle l’infiniment grand est lié à l’infiniment petit, et que la conscience (quelle qu’elle soit) y est liée également. Peut-être que nous sommes des monstres de la nature, comme des virus ou des météores. Les atomes, les neutrons, les planètes et les étoiles sont bien plus parfaits du point de vue de leur conception. Le travail que fait le CERN n’est pas si différent de ce que fait la NASA, non ? Bien sûr, ça sonne comme l’un de ces posts pseudo-scientifiques sur les médias sociaux, du style « nous vivons tous dans un monde à la Matrix », mais qui sait ? J’ai vu de la science-fiction devenir science factuelle déjà plusieurs fois dans ma vie. Et qui à part les artistes pourraient inventer des théories sur ce qu’est la conscience ? La prédestination n’est pas un concept si irréaliste au final. Je crois qu’à tout moment, quelqu’un est susceptible d’inventer la théorie du tout. Et je ne pense pas qu’il soit nécessaire de faire des recherches dans ce domaine depuis de longues années, mais seulement d’avoir un esprit curieux. Cela pourra venir d’un astronaute, d’une petite fille de 12 ans, d’un physicien quantique, d’un scénariste hollywoodien, d’un clochard sous champignons hallucinogènes, ou d’un peintre de 49 ans : de n’importe qui doté d’un esprit ouvert. N’importe qui d’indiscipliné. »
Propos recueillis par Nicolas Gzeley
Photos : Niels Shoe Meulman, 103pix
SHOE is my middle name, written paintings and painted words
Niels Shoe Meulman
304 pages
Lebowski Publishers