Dans le cadre de l’exposition Inside, présentée au Palais de Tokyo du 20 octobre au 11 janvier dernier, une trentaine d’artistes contemporains proposaient aux visiteurs une expérience unique : un voyage intérieur à travers des œuvres agencées comme un parcours organique dont le bâtiment du centre d’art serait le corps. Parmi les artistes invités, le toulousain Dran qui signe ici une œuvre monumentale, certainement la plus personnelle et aboutie qu’il ait réalisée jusqu’ici.
L’année précédente, Dran avait déjà été invité au Palais de Tokyo par Hugo Vitrani, Sowat et Lek dans le cadre du Lasco Project. Il avait alors réalisé un mur autobiographique improvisé directement à la bombe noire. Cette fois, suivant le même procédé, c’est dans un grand escalier reliant les deux niveaux de l’exposition que l’artiste invite les visiteurs dans son univers nourri de souvenirs, d’observations, de ressentis, d’histoires et d’anecdotes. Suivez le guide !
Lorsque je le rejoins quelques jours après son arrivée à Paris, le Palais de Tokyo est en ébullition, les monteurs s’affairent de part en part et pas un corps de métier n’échappe à cette installation grandiose que sera l’exposition Inside. Quant aux murs de l’escalier, ils sont encore blancs. L’espace est vide, pas de trace de l’artiste si ce n’est cette légère odeur de bombe qui m’invite à le rejoindre quelques étages plus haut. Là, Dran s’échauffe sur son « mur de brouillon ». Avec son trait à la naïveté feinte réalisé au cap d’origine, il condense sur ce mur tout ce qu’il développera quelques étages plus bas : une autobiographie sombre et surréaliste nourrie de ce qu’il a depuis longtemps sur le cœur comme de ce qu’il lui passe sur le moment par la tête. Dessins, signes, mots, ratures… C’est avec ce langage décousu que Dran va se livrer, avec une pudeur qui ne lui facilitera pas la tâche.
La semaine suivante, son œuvre a déjà bien avancé. Et dès l’entrée de l’escalier, le ton est donné : À sa manière, Dran va nous parler de lui, à l’image de l’un de ses personnages qui, se mettant à nu, fini par s’enlever la peau afin de découvrir ses entrailles.
Dran et moi nous connaissons depuis plus d’une dizaine d’années, nous avons peints quelques murs ensemble et j’ai déjà eu l’occasion de présenter son travail dans la presse. Pourtant cette fois, il me regarde de travers, avec un œil à la fois anxieux et furieux, comme s’il ne voulait pas vraiment que j’observe ce qu’il a bien voulu nous livrer. Une contradiction soulignée dès la porte de l’escalier lorsqu’il transforme son cartel en épitaphe sur laquelle est juché un corbeau bavard dans lequel je me reconnais aisément. Ah il est loin le temps où Dran peignait tranquillement les murs de Toulouse sans que personne ne se soucie de lui. Il ne lui aura fallu que quelques ouvrages et une invitation de Banksy à Londres pour une exposition collective en 2010 pour que son talent explose au grand jour. Un succès soudain et un engouement parfois excessif de la part d’un nouveau public poussant l’artiste à se faire de plus en plus discret. On comprend alors la douleur avec laquelle il aura accouché de cette œuvre si personnelle.
Une semaine plus tard, l’œuvre est terminée et Dran a disparu. La descente de l’escalier se fait alors comme un voyage intrusif dans la tête de l’artiste, un passage mental où s’entrechoquent pensées sombres, ironie, violence, humour, burlesque, autodérision, surréalisme et absurde. Loin des illustrations colorées qu’il a pu peindre ces dernières années, on retrouve ici son trait enfantin, faussement maladroit et rehaussé de crachotis qu’il avait lorsque son goût pour l’exploration urbaine l’avait mené au début des années 2000 dans une grande usine abandonnée près d’Albi. Là-bas, il s’était joué de chaque détail de l’architecture du bâtiment, comme ici lorsqu’il détourne l’éclairage de l’escalier en une illumination divine, l’iris d’un œil triste ou un lampadaire.
Peinte du sol au plafond, cette cage d’escalier raconte mille histoires et regorge d’une multitude de références, de Magritte à Degas en passant par La Fontaine, Lewis Caroll, Jim Phillips, Murakami, Van Gogh, Munch, les Chapman Brothers, la Comedia Dell’Arte et bien d’autres encore… Si à la première lecture, c’est l’humour et l’illustration qui sautent aux yeux, on découvre à y regarder de plus près la sincérité d’un esprit noir et torturé, accentué par certains textes à l’orthographe volontairement hasardeuse dont les ratures trahissent la pudeur ou un soudain changement d’humeur de l’artiste.
Arrivés en bas de l’escalier, que Dran a illustré comme une chute chaotique, on a la juste impression d’être passé à côté d’innombrables détails que l’on aurait aimé, non sans un certain voyeurisme, observer, décrypter et comprendre. Car si cette œuvre s’inscrit si bien dans le cadre de l’exposition collective qui l’accueille, c’est qu’elle confie en toute intimité les joies, les bonheurs mais aussi les tourments et la douleur de celui qui l’a réalisée.
Pour ceux qui, à juste titre, ne peuvent se contenter de quelques images pixellisées, sachez qu’exceptionnellement, vous pouvez encore admirer cette œuvre au sein du Palais de Tokyo pendant toute l’année 2015.
Texte et photographies de Nicolas Gzeley