Jusqu’au 5 mars prochain, la galerie parisienne Polka présente les images des photographes Yves Marchand et Romain Meffre. Habitués à immortaliser les bâtiments désertés par l’homme, les deux photographes proposent ici une série de clichés réalisées principalement dans les anciens magasins généraux de Pantins, abandonnés en 2004 et réinvestis par les graffeurs les dix années suivantes. Pour l’occasion, la galerie Polka a proposé aux artistes Lek & Sowat de prendre part à l’exposition. Ainsi, ils ont réinterprété à leur manière trois images iconiques de Meffre & Marchand. Une expérience de photographie plasticienne alliant geste, hasard et chimie.

 

Dans le milieu de l’exploration urbaine, Romain Meffre et Yves Marchand sont incontournables. Depuis une quinzaine d’années, ils parcourent le globe à la recherche de lieux abandonnés dont ils ramènent des clichés d’une beauté rare. Représentés par différentes galeries en Europe, ils ont publié deux ouvrages remarquables : The Ruins of Detroit et Gunkanjima. Il y a quelques années, ils se sont intéressés au bâtiment des anciens magasins généraux de Pantins. Pour la première fois, ils ont intégré à leurs photographies les graffitis qui s’accumulaient sur le bâtiment.

« Avec son aspect de paquebot industriel au bord du canal de l’Ourcq et ses coursives à chaque étage, ce lieu était devenu un terrain privilégié des graffeurs. Pour cette exposition, nous avons sélectionné des images où l’architecture fait physiquement corps avec l’énergie des tags et des graffs. »
Romain Meffre et Yves Marchand

Pour répondre à cette thématique, la galerie imagine d’intégrer le graffiti à l’exposition. Sur la proposition de la journaliste Élodie Cabrera, elle fait appel à Lek & Sowat, un autre duo habitué des espaces abandonnés. Actuellement en résidence à la Villa Médicis, ces deux artistes issus du graffiti ont réalisé plusieurs projets autour des lieux en ruine. Mais cette fois, le challenge est différent : créer une œuvre soulignant les spécificités de leur travail à travers le prisme de la photographie.

« Le déclic est intervenu lorsque notre ami Laurent Bazin nous a montré une vidéo d’un projet qu’il avait réalisé avec le photographe Svend Andersen au cours duquel ils réalisent une révélation photographique en direct. C’est ce procédé que nous avons choisi pour cette exposition. L’idée était de remplacer la peinture et les encres que nous utilisons habituellement par du liquide révélateur et fixateur en intervenant directement sur le papier photosensible. Une technique dont nous ignorions tout et à laquelle Svend Andersen allait nous initier. »
Lek & Sowat

Rendez-vous est pris dans le laboratoire parisien de Svend Andersen. Après avoir retenu trois fichiers parmi la quarantaine proposée par Meffre & Marchand, les deux artistes entrent en phase de test. En théorie, investir les images des deux photographes relève de la même démarche pratiquée in situ par Lek & Sowat : Repérer les points forts du lieu, souligner les lignes principales, les différents plans, les perspectives et inclure sa signature de manière subtile et efficace. Dans la pratique, l’exercice de la révélation en direct demande une certaine maîtrise de la technique. Durant deux nuit de tests, Lek, Sowat et Svend vont essuyer les plâtres. Pour le photographe, il s’agit de trouver la bonne température des produits et de la pièce, affiner la dilution du révélateur et définir les temps de révélation et de fixation. Les artistes quant à eux sont face à un procédé inconnu qu’il va falloir dompter.

« Les premiers pas sont assez déroutants. Plongé dans l’obscurité, il s’agit de peindre avec un liquide transparent sur une surface blanche. Il faut s’imprégner de l’image au préalable afin de se souvenir des parties que nous avons décidé de révéler par nos signes. Une fois le liquide posé, il faut attendre plusieurs secondes pour que l’image commence à apparaître. Ce procédé de révélation opère en continu, ce qui veut dire que si nous prenons trop de temps à travailler sur l’image, elle fini par noircir entièrement. Il y a donc cette notion d’urgence qui, associée à l’obscurité, n’est pas sans rappeler certaines ambiances propres au graffiti. »
Lek & Sowat

Familiarisés avec cette nouvelle technique, les deux artistes se retrouvent quelques semaines plus tard dans l’atelier de Svend. Ils ont deux nuits pour réaliser les images qui seront présentées dans l’exposition. Les trois photographies retenues sont choisies en fonction de leur lisibilité qui doit être immédiate car elles ne seront visibles que partiellement. L’œil devra pouvoir reconstituer l’image à partir des fragments révélés par Lek & Sowat. La première est une photographie iconique de Meffre & Marchand : elle représente la façade de la gare de Michigan publiée en couverture du livre The Ruins of Detroit. La seconde, qui pourrait évoquer une prison, montre l’intérieur du chai à vin de Rouen qui s’élève sur plusieurs étages avec de larges coursives symétriques. La dernière nous ramène en Ile de France, dans la centrale électrique de Saint Denis où les deux photographes auraient pu croisé Lek qui avait visité l’édifice quelques mois avant sa réfection. Trois images fortes que Lek & Sowat vont réinterpréter avec leurs sigles abstraits.

« Dans un premier temps, je souligne au scotch les lignes principales et les perspectives, comme je peux le faire lorsque je travaille in situ. Ces lignes nous permettent également d’avoir quelques repères très utiles pour la suite. On navigue toujours entre la maîtrise de nos gestes et un côté aléatoire lassant la place à l’accident. Ici par exemple, le liquide révélateur s’est accumulé sous le scotch, imprégnant plus ou moins la photo. En travaillant au rouleau pour tracer mes motifs, j’ai découvert de nouvelles textures, des choses très fines comme de la dentelle. À certains endroits, j’ai pris soin de ne pas trop plonger mon outil dans le liquide pour privilégier des rendus de matières, donner un effet brûlé, altéré, qui renvoie aux textures propres aux lieux abandonnés. »
Lek

« De mon côté, j’ai utilisé différents types de pinceaux. Le plus gros marque le geste et révèle les parties importantes de la photographie. Avec les plus fins, je me concentre sur la calligraphie. Cette technique invite l’œil à entrer dans le détail, dans les effets de matières pour y découvrir de nouvelles choses. C’est en fouillant l’image du regard que l’on découvre notre travail plastique. Comme lorsque l’on peint dans un bâtiment en ruine, c’est l’architecture qui est au premier plan. Nous n’avons qu’à sublimer ce qui existe déjà. Toute la difficulté réside dans l’équilibre entre l’existant et ce que nous allons y apporter. »
Sowat

Le résultat de ce processus est assez déroutant. Au premier regard, on pourrait croire à une simple manipulation digitale. Il faut prendre le temps de décortiquer l’image et s’attarder sur certains détails pour entrevoir le subtil travail effectué. Si Lek et Sowat ont su conserver le corps et la structure des images de Meffre et Marchand, ils en ont modifié l’ADN afin d’apporter un nouveau plan de lecture, propre à leur travail de peintres. Rendez-vous donc dans l’espace de la galerie Polka pour découvrir cette rencontre inédite entre deux univers. Deux mondes à la fois proches et différents incarnés par deux duos d’artistes qui partagent les mêmes terrains de jeux.

Fidèles à leurs habitudes, Lek et Sowat n’ont pu s’empêcher d’investir un mur de la galerie Polka. Durant les deux jours qui ont précédé le vernissage, ils ont repeint l’entrée de la galerie à leurs couleurs.

Enfin, à leur retour à Rome, les deux complices ont profité des célébrations du 350ème anniversaire de l’académie de France pour projeter sur son prestigieux bâtiment quelques-uns de leurs travaux récents, notamment les photos issues de leur collaboration avec Yves Marchand et Romain Meffre.

« Teamwork Makes The Dream Work »
Lek & Sowat X Marchand & Meffre
Polka Galerie, 12 rue Saint-Gilles, Paris III.
Jusqu’au 5 mars 2016

 

Texte et photographies de Nicolas Gzeley
Photographies additionnelles (Rome) : Svend Andersen