La face cachée du style-writing…
Quelques années après l’apparition des premiers tags sur les murs de New York, les writers se déploient sur le réseau métropolitain. Rapidement, les flancs du métro sont saturés de signatures. Afin de sortir du lot et d’être plus visible sur ce support en mouvement, les lettres s’agrandissent, se distordent et s’entremêlent. On parle alors de style-writing : Il ne s’agit plus d’écrire son nom, mais de le dessiner à grande échelle.
Tandis que les lettrages gagnent en sophistication et en couleurs, les arrières plans s’agrémentent de motifs et de personnages, le plus souvent empruntés à la culture populaire. Dessiner son graffiti en amont de sa réalisation à l’aérosol devient peu à peu un impératif pour tout writer soucieux de parfaire son style.
Les sketchs (esquisses d’un graffiti dessiné sur papier) font alors partie intégrante du processus de création, jusqu’à devenir au fil du temps une discipline à part entière du style-writing. Ils restent cependant très peu connus du grand public et constituent une partie des archives secrètes de ce mouvement.
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La guerre du style
La notion de style est essentielle au graffiti-writing. Du simple tag à la fresque la plus élaborée, le but est le même : surpasser ses pairs et se distinguer avec une écriture personnelle, en s’inscrivant dans une école de style, en opposition à celle-ci ou en quête de nouveaux standards esthétiques. Ainsi, les writers dessinent sans relâche afin d’affirmer leur personnalité graphique et maîtriser leurs productions dans n’importe quelles circonstances.
Associé à une pratique assidue sur le terrain, le dessin permet de perfectionner son style, d’expérimenter de nouvelles formes et d’acquérir des automatismes qui seront reproduits à la bombe, dans l’obscurité et avec l’urgence qu’implique l’illégalité du contexte. Les sketchs sont des études de styles, ils témoignent d’un travail acharné durant de longues années.
Crayon à la main, la recherche et l’expérimentation précèdent une maturité graphique sans cesse affinée, perfectionnée voire renouvelée, permettant l’exécution in situ d’un style alors maîtrisé. Cette longue gestation, propre à chacun, a favorisé au fil des décennies l’apparition de nombreuses écoles de styles dont seuls les pratiquants connaissent l’évolution, les codes et les porosités qui s’opèrent entre chacune d’entre elles. Si l’on pouvait, il y a quelques décennies, distinguer un style en fonction d’une ville ou d’un pays, l’esprit de compétition mais également l’influence qu’ont les writers les uns vis-à-vis des autres a progressivement gommé toute spécificité géographique au profit de tendances esthétiques dans lesquelles chacun choisit de s’inscrire ou non. Ainsi, certaines écoles de style nées dans les années 1970 ou 1980 côtoient aujourd’hui d’autres styles plus novateurs dont les codes sont parfois totalement opposés. Les nouvelles générations auront à cœur de s’en emparer, d’en accentuer les singularités ou de les mixer entre elles, perpétuant un cycle sans fin amorcé il y a près de cinquante ans.
Pour autant, la pratique du sketching n’est pas une condition sine qua non à celle du graffiti-writing. Si la plupart des writers portent une attention particulière au dessin, d’autres en revanche favorisent l’improvisation et apprécient la fraîcheur d’une pièce instinctive, libérée de tout automatisme. Le graffiti-writing comme le style-writing reste un mouvement vivant, en perpétuelle mutation, et intègre autant d’esthétiques différentes que divers processus de création.
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Crime Time Kings : un standard européen
Pionnier du graffiti-writing en Europe, le parisien Bando se distingue rapidement de ses aînés new-yorkais en développant des lettrages dynamiques aux remplissages futuristes. Inspiré entre autres de Dondi pour la forme des lettres et Futura pour les remplissages, il accentue les pleins et déliés, ajoute des segments géométriques, espace chacune de ses lettres qu’il relie avec des barres horizontales… Ce faisant, Bando définit un style résolument novateur et typiquement européen.
Son crew CTK (Crime Time Kings) composé de writers de Paris, Londres et Amsterdam sillonne l’Europe et diffuse partout où il passe une signature graphique immédiatement identifiable : un style ciselé aux proportions savamment équilibrées, doté d’une maîtrise technique alors rarement égalée. Durant la seconde moitié des années 1980, les photocopies de leurs dessins passent de main en main et circulent abondamment en Europe. Sans qu’eux-mêmes ne puissent en révéler l’origine, ces copies se propagent comme un virus aux Pays-Bas, en Allemagne, au Danemark, en Suède, en Norvège jusqu’en Finlande. Ainsi, leur style unique infuse largement les différentes scènes du vieux continent jusqu’à devenir un standard du style européen qui servira de base aux futures générations.
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L’esquisse préparatoire
Étude de style, entrainement quotidien, réflexe quasi-naturel, le sketch revêt souvent la fonction d’un modèle destiné à être reproduit à grande échelle. En quelques traits, souvent en noir et blanc, il définit les grandes lignes d’une pièce, le socle du graffiti qui sera peint sur un mur ou sur le flanc d’un métro.
Ces ébauches témoignent d’un travail méconnu réalisé en amont de ce qui sera visible par tous. D’autant que les writers, qui peignent généralement dans l’illégalité, ne conservent pas systématiquement leurs sketchs qui pourraient les trahir en cas d’arrestation. Pour certains, il convient de suivre scrupuleusement son sketch afin de le reproduire à l’identique. Pour d’autres en revanche, il s’agit de dessiner sa pièce juste avant sa réalisation à la bombe afin de garder en tête sa forme et sa structure, évitant ainsi de garder sur soi une éventuelle pièce à conviction.
Traditionnellement, les writers new-yorkais réalisaient régulièrement des sketchs pour d’autres membres de leur crew. Une transmission de savoir du plus expérimenté au novice qui permettait non seulement de faire progresser ses équipiers, mais également de marquer un collectif avec un style commun. Cette tradition se retrouve en Europe de façon plus diffuse où certes, on s’inspire de ceux qui nous entourent, mais où l’on met un point d’honneur à réaliser sa pièce d’après sa propre esquisse.
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Les blackbooks
Dès son apparition, le graffiti-writing se constitue en société secrète, régie par des règles et des codes stricts. En 1970, certains writers prennent l’habitude de se retrouver régulièrement à l’angle de la 188e rue et de l’avenue Audubon : le Writer’s Corner 188 est né. Ses habitués signent désormais WC188 aux côtés de leur signature, formant ainsi l’un des premiers crews de graffiti. Chaque réunion est l’occasion de rencontrer de nouveaux writers et de faire signer son blackbook à ceux qui sont présents. Quelques années plus tard, c’est sur le quai de la station de métro 149th Street Grand Concourse que la plupart des writers new-yorkais prennent l’habitude de se retrouver. Un point de rendez-vous où l’on admire et commente les pièces en circulation, où chacun raconte ses exploits, partage des informations et échange sa signature dans les blackbooks.
Objet culte de tout writer, le blackbook est à la fois un carnet de croquis, un cahier où l’on s’entraîne à dessiner de nouvelles pièces, mais également une sorte de livre d’or où l’on demande à ceux que l’on rencontre de dessiner une œuvre exclusive.
Cette tradition gagne l’Europe et le reste du monde au milieu des années 1980, où l’on distingue deux types de blackbooks : le sketchbook en tant que carnet d’esquisses personnelles, et le guestbook qui recueille les dessins de ceux que l’on a rencontré.
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L’art du sketching
Au fil des années, certains writers ont accordé à leurs sketchs la même importance qu’à leurs peintures murales. Pour eux, le dessin n’est plus simplement une esquisse préparatoire ou une étude de style, mais une œuvre à part entière. C’est l’occasion de travailler avec de nouveaux outils : crayons de couleur, feutres à gouache, marqueurs à alcool jusqu’aux logiciels de PAO et la palette graphique.
Destinées à être offertes, exposées ou reproduites en sérigraphies, ces œuvres témoignent également d’une émancipation vis à vis des codes strictes du graffiti-writing et flirtent allègrement avec d’autres genres comme l’illustration, la typographie ou l’abstraction.