Comics Streets

L’influence de la bande dessinée sur le graffiti-writing.

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics moze
Moze, Paris 2004 (Photo : Nicolas Gzeley)

Lorsqu’à la fin des années 60, quelques gamins prennent d’assaut les murs de New York et envahissent la cité qu’ils marquent de leur nom d’emprunt, ils écrivent alors les premières lignes d’une histoire qui va progressivement transformer les métropoles du monde entier en une gigantesque bande dessinée.

À l’instar d’un Clark Kent, Bruce Wayne ou d’une Diana Prince, chacun d’entre eux forge et illustre, sous une identité secrète, sa propre légende. Biberonnés aux comics strips dont ils dévorent chaque nouvel opus depuis leur plus jeune âge, ces nouveaux héros, faute de super pouvoirs, prennent d’assaut le métro new-yorkais qu’ils recouvrent d’immenses lettres colorées. Dans l’obscurité des dépôts de métro dont l’insécurité n’a rien à envier aux rues de Gotham City, ils dessinent leur nom en lettres capitales, rivalisent d’inventivité et font du réseau métropolitain une succession de cases mobiles aux phylactères géants.

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics stayhigh warlock jon naar
StayHigh149 & Warlock123, NYC 1973 (Photo : Jon Naar)

Pour le fun, pour la gloire, des légions entières de gamins se prennent au jeu et le réseau est rapidement saturé. Pour se démarquer, il faut capter l’attention du plus grand nombre en un clin d’œil. S’ajoutent alors aux surnoms des writers, des personnages issus de la culture de masse, de la publicité et de la bande dessinée. Blade, l’un des plus prolifiques writers new-yorkais se souvient : « Le premier personnage que j’ai vu sur un métro était signé par Staff161 en 1974. D’un côté de son lettrage, on voyait une faucheuse, de l’autre, une main surgissait d’une tombe. Cliff159 s’est également fait remarquer en reprenant Broom-Hilda puis le Silver Surfer, Beetle Bailey, Snoopy et bien d’autres… »

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics staff161 cliff159
Staff161, NYC 1974 (source : subwayoutlaws.com) Cliff159, NYC 1974 (Photo : Jack Stewart)

Les parois métalliques du métro new-yorkais se parent alors d’une multitude de personnages créés par Walt Disney, Jack Kirby ou Charles M. Schulz. Daze, artiste issu du graffiti-writing, a peint de nombreux personnages de bande dessinée sur le métro. « J’adorais dessiner des personnages de comics, raconte-t-il. Je m’inspirais de Will Eisner, Robert Crumb, Chester Gould… Ils pouvaient transmettre différentes expressions avec juste quelques lignes. Alors quand j’ai commencé à peindre des lettres sur les trains, il était naturel pour moi d’y ajouter des personnages. »

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics daze skeme
Nac & Daze, NYC 1981 / Skeme & Daze, NYC 1982 (Photos : Henry Chalfant)

Sport urbain pratiqué par une horde de gamins faussement sauvages et volontairement créatifs, le graffiti-writing se construit au départ hors de toute considération artistique. « Pas un seul d’entre-nous ne connaissait l’influence du Pop Art ni des autres mouvements artistiques, précise Daze. Nous étions influencés par la publicité, par les bandes dessinées et par la rue ! » Et l’objet principal de ces folles expérimentations picturales reste la lettre. Déformés, segmentés, réinterprétés, la plupart des lettrages ne sont lisibles que par les initiés. Les personnages servent alors à capter l’attention d’un plus large public, comme le rappelle Lee, connu pour avoir à plusieurs reprises agrémenté son pseudonyme du personnage Howard The Duck. « Au bout d’un moment, je ne tirais plus mon énergie des autres graffeurs. Je voulais attirer l’attention des gens qui empruntaient le métro chaque jour. »

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics lee
Lee, NYC 1974-1981 (Photos : Henry Chalfant)
spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics lee
D’abord en dessin puis sur le mur d’un court de handball du Lower East Side, Lee a repris le personnage en couverture du 20e numéro de Howard The Duck, édité par Marvel.
NYC 1978 (Photo : Charlie Ahearn)

Au-delà des personnages de comics, c’est toute l’imagerie de la bande dessinée des années 70 – titres, appendices, onomatopées, idéogrammes – qui se retrouve à sillonner la grosse pomme. Ainsi, les lettrages fissurés ou dégoulinants, les contours élargis, les effets de 3D, les arrière-plans en nuages ou les effets de lumière en un trait blanc parfois ponctué d’une étoile sont autant d’éléments empruntés à la bande dessinée. La fascination pour la science-fiction qui règne à cette époque place les comics de Marvel et DC Comics au premier rang. Cité par la plupart des jeunes peintres du métro, Jack Kirby apparaît comme une influence majeure. Ses effets de mouvement, les étoiles en myriades de petits points, les fumées denses et les explosions – ses fameux « Kibry Krackles » – s’ajoutent au répertoire des writers qui donnent ainsi à leurs œuvres un aspect futuriste qui s’inscrit dans l’air du temps. On est à l’heure de la conquête de l’espace, d’une éventuelle menace nucléaire et le cinéma de science-fiction – 2001 l’Odyssée de l’espace en tête – ne laisse personne indifférent.

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics Blade Lee Kel1st Futura2000 Sin Duster A.One Sonic Jam 2Bad
Blade, Lee, Kel1st, Futura2000, Sin, Duster, A.One, Sonic, Jam, 2Bad, NYC 1980’s (Photos : Henry Chalfant)

Pour autant, les super-héros majoritairement blancs et prônant l’ordre établit de Marvel et DC Comics, alors soumis à la censure du Comics Code Authority, vont peu à peu tomber en désuétude, supplantés par une nouvelle génération de dessinateurs révélés par la revue Heavy Metal, déclinaison anglo-saxone du magazine français Métal Hurlant. « Dans les années 70, la grande époque des super-héros était derrière nous, explique Daze. On appréciait cet univers bien sûr, mais on recherchait de nouvelles choses. » « Heavy Metal a vraiment été important, ajoute Chain 3, autre writer actif sur le métro new-yorkais durant les années 70. Il n’y avait que là qu’on pouvait voir ce genre de dessins. Ils ont amené l’univers fantastique à un autre niveau. On y découvrait également des artistes d’outre-atlantique comme Moebius, Druillet ou Bilal. » Mode 2, pionnier du graffiti-writing en Europe et l’un des plus copiés à travers le monde, trouve dans cette nouvelle scène quelque chose qui lui correspond. « En Angleterre, il y avait 2000AD, un magazine hebdomadaire dans lequel on retrouvait plusieurs dessinateurs de BD dont certains allaient devenir les meilleurs auteurs de bande dessinée anglaise. J’y ai découvert Mike McMahon, le dessinateur de Judge Dredd, Simon Bisley et toute cette imagerie autour des robots et des vaisseaux spatiaux qui, à la fin des années 70, était dans l’air du temps. Il y avait aussi Heavy Metal, la version américaine de Métal Hurlant, dans lequel on retrouvait ces dessinateurs européens ainsi que d’autres, américains, comme Richard Corben. À cette époque, j’étais dans les jeux de rôles, la Tolkien Society, l’heroic fantasy et tous ces univers ont nourri mon imagination. »

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics mode2
Mode2, Paris 1986 (source : web)
spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics mode2
Mode2, Paris 1994 (Photo : Nicolas Gzeley)

Parallèlement à ce renouvellement de la bande dessinée de science-fiction, la scène underground emmenée par Gilbert Shelton, Robert Crumb ou Rick Griffin va définitivement ringardiser les super-héros bodybuildés en collants moulants. Les enfants du métro new-yorkais ont grandi. Ils sont, en cette fin des années 70, des adolescents friands de contre-culture, accessoirement consommateurs de marijuana ou de LSD et cherchent des références qui leur ressemblent. Le ton irrévérencieux et débridé des auteurs underground, parfois publiés dans des magazines pour adultes, va alors faire mouche. Parmi eux, un certain Vaughn Bodé, dont l’univers fantastique n’est pas dénué d’une critique acerbe envers l’Amérique de papa. Mais surtout, son trait souple et ses personnages aux formes caricaturales correspondent parfaitement à l’usage de la bombe aérosol. Une esthétique qui va donner naissance à une forme de personnages unique et propre au graffiti-writing : le B.Boy.

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics vaughn bode
Dessins de Vaughn Bodé, 1970’s (source : web)

Marqués par les postures statiques et disproportionnées du dessinateur psychédélique Vaughn Bodé, les writers s’appuient sur ces caractéristiques pour se représenter eux-mêmes dans leurs œuvres. Des visages de profil, surmontés d’une casquette ou d’une coupe afro, des poses inspirées de la dance Hip Hop – un B.Boy désigne à l’origine un danseur, un Breaker Boy – affublés d’armes, de baskets ou de bijoux démesurés dont le writer et danseur new-yorkais Doze est un précurseur. « Les gamins de New York étaient de vrais personnages à l’époque, raconte Doze. Ils ont inventé une façon de s’habiller, avec de gros blousons, des lunettes de ski, des chaussures délacées… Je me suis inspiré de tout ça dans mes dessins. Les grimaces et les poses des danseurs mixées aux dessins de Vaughn Bodé ont donné naissance au style B.Boy. » De l’autre côté de l’Atlantique, au milieu des années 80, les premiers writers parisiens vont perpétuer cette tradition du personnage aux contours angulaires et aujourd’hui encore, le B.Boy demeure un standard, voire un cliché de la culture du graffiti-writing.

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics doze bboy
Dessins de Doze, NYC 1983-1984-1985 (source : Mascots & Mugs)

Lassés des super-héros et autres B.Boys, certains héritiers européens des pionniers new-yorkais ont suivi de près les évolutions de la bande dessinée. Notamment ses techniques d’impression qui permettent progressivement aux dessinateurs de BD un travail plus poussé de la lumière. À partir des années 90, une nouvelle génération de writers rivalisent de dextérité sous l’influence de dessinateurs comme Frank Frazetta, Richard Corben ou Simon Bisley. Dans les terrains vagues parisiens, le collectif PCP, Number 6 en tête, pousse l’usage de la bombe aérosol à un niveau remarquable en partant de teintes foncées qu’ils rehaussent par transparence. Pour Popay, électron libre du graffiti-writing français et membre des PCP, cet accent mis sur la lumière et le volume fait écho à la bande dessinée contemporaine. « Le graffiti a commencé avec des aplats et des contours, à l’image de la BD de cette époque. Puis la technologie des moyens de reproduction a permis aux dessinateurs de bande dessinée d’apporter un travail de volume et de matières que nous étions capables de reproduire à la bombe aérosol. Il y avait une évolution progressive du dessin vers la peinture avec des artistes comme Liberatore, Carlos Nine, Robert Williams… On a aussi découvert une branche plus punk de la bande dessinée avec Gary Panter puis Mattt Konture, Pakito Bolino… Toutes ces influences nous ont permis de nous émanciper en tant qu’artistes. Il ne s’agit plus de reproduire ce que nous voyons mais d’apporter notre patte. »

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics popay pcp
Popay, Paris 1991-1992-1993 (Photos : Nicolas Gzeley)
spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics popay
Popay, Paris 2013 (Photo : Nicolas Gzeley)

Aujourd’hui, bon nombre d’artistes issus du graffiti-writing intègrent les codes de la bande dessinée à partir desquels ils développent une œuvre personnelle. À l’image du Français Pro176 qui revisite l’imagerie des comics de son enfance. Ce dernier a longtemps inclus les personnages de Jack Kirby dans ses fresques avant de développer en atelier un travail abstrait basé sur la déformation optique des cases de l’auteur américain. « À un moment je ne voulais plus simplement copier les dessins de Kirby, explique-t-il. Il s’agissait d’aller plus loin, de développer quelque chose d’original pour sortir cet univers de la BD ou du graffiti et l’amener vers la peinture. Dans mes toiles, on décèle l’imagerie des comics par la couleur, le trait ou juste un détail. »

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics pro176
Tableaux de Pro176, 2016-2017 (source : @pro176)
spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics pro176
Pro176, Strasbourg 2018 (source : streetartmap.eu)

Pour Horfée, qui a longtemps pratiqué un graffiti-writing exclusivement illégal des toits aux sous-sols parisiens, les stigmates de la bande dessinée sont tout aussi subtils. Il donne vie à ses pièces par des jeux de courbes, lie ses lettres entre elles comme s’il s’agissait de personnages et transforme les stores des magasins en cases de BD géantes. « Ma culture vient d’abord des dessins animés de mon enfance, Albator, Goldorak, Dragon Ball… C’est ça qui m’a poussé à faire des graffitis, se souvient Horfée. Je voulais vivre la vie d’un personnage de dessin animé, parcourir la ville, grimper, escalader, courir sur les toits… Puis je me suis intéressé à la BD avec la ligne claire, les mangas et Métal Hurlant. Tout ça est ressorti dans mes graffitis de manière spontanée, en fonction de l’urgence et du contexte. Aujourd’hui, c’est une matière première que j’amène vers l’abstraction. Je construis des images avec des plans de lecture issus de la BD pour illustrer un propos plus que des qualités techniques. Le spectateur est invité à ressentir ce que je raconte plus qu’à le lire. »

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics horfee
Horfée, Paris 2008-2009-2010 (Photos : Nicolas Gzeley)
spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics horfee
Extraits du clip « Bone Bame » de 10LEC6 réalisé par Antwan Horfée en 2018
spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics horfee
Sculpture en plâtre et pâte à modeler réalisée par Antwan Horfée à l’occasion de l’exposition Gigamaku au Palais de Tokyo en 2019 (Photo : Nicolas Gzeley)

De leur côté, MGLO, tout comme La Fleuj, Kraken, Fooz, le regretté Zoo Project et bien d’autres, perpétuent l’héritage de la ligne claire, usant du trait comme principale arme de création massive au service d’un impact maximum. Avec eux, il s’agit moins de peinture que de dessin. Quand bien même est-il né du graffiti (pour certains), réalisé à grande échelle, à la bombe aérosol, au pinceau ou au rouleau, il s’agit bien de dessin. Parfois né sur un bout de papier, puis décliné version XXL afin d’être apprécié par tous.

« Après avoir recouvert des camions entiers, arpenté la ville et absorbé son agitation, m’exprimer sur quelques dizaines de centimètres carrés dans un calme absolu est un challenge, raconte MGLO dans sa monographie intitulée Ligne Claire. La seule chose à laquelle je peux m’accrocher est cette ligne de contour qui, autrefois, me permettait de réaliser des lettres. Un tracé qui allait m’aider à retranscrire mes idées en toute circonstances. On l’appelle la ligne claire. Je réalise aujourd’hui qu’il existait bien d’autres pistes, une multitude d’autres langages graphiques dans l’expression du dessin, mais c’est vers cette forme académique que je me suis naturellement tourné. J’ai tenté de tout dessiner, des objets, des visages, des mains, des pieds… Autant de formes nécessaires au soulagement de mon imaginaire. »

spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics mygalo mglo
MGLO, Paris 2020-2021 (Photos : Nicolas Gzeley)
spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics zoo project fooz kraken
Zoo Project, Paris 2010 / Fooz & Kraken, Paris 2021 (Photos : Nicolas Gzeley)
spraymium graffiti style writing subwayart aerosolart spraycanart urbanart comics kraken fleuj
Kraken, Paris 2018 / La Fleuj, Paris 2021 (Photos : Nicolas Gzeley)

Ainsi, le graffiti-writing s’approprie, digère et retranscrit les codes de la bande dessinée pour sortir des cases dans lesquelles on l’a trop longtemps enfermé. Comme le neuvième art avant lui, il a longtemps été relégué à une sous-culture liée à l’enfance ou l’adolescence. Cinquante ans après sa naissance, le graffiti-writing, comme le post-graffiti, arrive aujourd’hui à maturité. Il se retrouve aspiré par la spirale commerciale des galeries et, timidement, passe la porte de quelques musées à travers le monde. Il garde cependant cet ADN d’un art accessible et populaire qu’il partage avec la bande dessinée.

Nicolas Gzeley