Depuis quelques jours, le petit monde du Street Art relaie son émoi sur le drame qui s’est joué le week-end dernier en Italie. Dans la nuit du 11 mars et durant la journée qui a suivi, l’artiste Blu a effacé quelques-unes de ses fresques les plus emblématiques de Bologne. Recouvrant son art d’un drap gris, il entend ainsi protester contre l’exposition « Street Art Banksy and co » qui ouvrira ses portes le 18 mars prochain au musée de l’histoire de Bologne. Une exposition qui propose aux visiteurs d’admirer, entre autres, des œuvres « récupérées » dans la rue. Outre la vague de réactions qui déferle depuis sur les réseaux sociaux, la réponse épidermique et définitive de l’artiste pose la question sensible de la conservation des œuvres créées dans et pour la rue.
Depuis une quinzaine d’années, Blu s’est imposé sur la scène Street Art comme l’un des artistes les plus importants de sa génération. En 2008, il sortait définitivement de l’anonymat en diffusant un court-métrage d’animation « Muto ». Un petit bijou de 7 minutes réalisé en stop motion qui comptabilise aujourd’hui plus de 11 millions de vues sur youtube. Face à l’explosion de la bulle spéculative qui ne cesse de croître dans le monde du street art, Blu a toujours refusé la marchandisation de sa peinture, favorisant la publication de livres, fanzines et autres dvd pour diffuser son art. Mais c’est en grand format, sur les murs du monde entier que l’art de Blu prend tout son sens. Artiste engagé, traitant de sujets politiques et sociologiques, il fait partie de cette minorité de street-artists qui, évitant l’écueil d’un art décoratif, cherche à diffuser un propos humaniste et réfléchi.
Provocateur, sans concession, Blu use de l’espace public pour exprimer ses convictions quitte à déclencher les foudres d’une partie du public, voire même de ses commanditaires. On se souvient de l’épisode du MOCA en 2011 lorsque Jeffrey Deitch invita Blu à réaliser une fresque monumentale à Los Angeles dans le cadre de l’exposition « Art in the streets ». L’artiste avait alors peint une série de cercueils drapés de billets d’un dollar. Une œuvre apparemment dérangeante au regard de certains. La direction du musée a effacé la fresque avant même le début de l’exposition.
Trois ans après l’épisode du MOCA, une nouvelle fresque de Blu est recouverte d’un aplat de peinture. Cette fois, la censure vient de l’artiste lui-même. À Berlin, dans le quartier de Kreuzberg, un projet immobilier menace le squat artistique de la Curvy-Brache qui porte sur ses murs une immense peinture de l’artiste italien. S’opposant ainsi à la gentrification du quartier et se prémunissant d’une éventuelle récupération de son œuvre, Blu recouvre sa fresque de peinture noire. Un acte rare et courageux qui fut alors largement relayé par les médias spécialisés.
Samedi dernier, c’est cette fois contre une exposition programmée dans sa ville natale que l’artiste entend protester. Intitulée « Street Art Banksy and Co », l’exposition se présente comme une grande rétrospective consacrée à l’histoire de l’art urbain et ambitionne d’engager une réflexion sur la protection et la conservation des œuvres. Elle propose près de 250 pièces et documents et, c’est là que ça se gâte, une sélection d’œuvres « empruntées » directement à la rue. Derrière ce projet, on retrouve Fabio Roversi Monaco, personnage controversé, président de Genus Bononiae et de la Fondation de la Caisse d’épargne de Bologne. Un nom qui évoque pour bon nombre d’italiens économie du pouvoir et privatisation de la culture. Avec ce projet, il menace une fois de plus de mettre la main sur un secteur culturel à grands renforts de financements privés.
Tout cela pourtant était annoncé de longue date et depuis quelques semaines, quelques artistes commençaient à échanger leurs opinions sur les réseaux sociaux à propos de cette dérive naissante. Reste que, à propos de ce sujet comme bien d’autres, chacun débat de son côté et le manque de passerelles entre artistes et institutions ne favorise pas d’issues viables. D’autant que les points de vue divergent considérablement en fonction de chaque artiste. Certains considèrent l’aspect éphémère de leurs créations comme partie intégrante de l’œuvre. D’autres sont plus sensibles à la notion de pérennité.
Les précédents en termes de conservation d’œuvres de graffiti ou de Street Art sont plutôt rares et relèvent d’initiatives isolées. En 2007 par exemple, des travaux dans un immeuble new-yorkais mettent à jour une fresque réalisée trente ans plus tôt par Jean-Michel Basquiat, Fab 5 Freddy, Futura 2000, Nesto et Rammellzee. Par un complexe procédé de conservation, la peinture sera « transférée » sur un autre support afin d’être conservée.
Plus récemment à Paris, les travaux de réfection des Bains Douches en 2013 révèlent une fresque de Futura 2000 réalisée au début des années 80. Elle sera préservée et intégrée au nouveau visage du lieu.
À Londres, certains pochoirs de Banksy sont protégés par une plaque de plexiglas ou un store métallique afin d’être protégés. Là encore plane le spectre de la gentrification.
Aujourd’hui à Bologne, si l’exposition « Street Art Banksy and Co » pose à nouveau cette question, elle y répond manifestement de manière brutale et arrogante, niant l’aspect contextuel des œuvres pourtant indissociable de cet art. Du côté des organisateurs, on se défend en arguant que les pièces présentées ont été prélevées sur des sites voués à la destruction. Il s’agirait donc de sauvegarde du patrimoine. Mais quel patrimoine ? Celui des artistes, de la ville et de ses habitants ou celui d’une institution privée qui proposera contre un ticket d’entrée à 13 euros d’admirer ces morceaux d’art qu’elle s’est appropriés de manière plus que douteuse ? D’autant qu’il semblerait que les artistes concernés n’aient donné aucun accord.
Reste qu’il aura fallu l’action définitive de Blu pour souligner cette épineuse question et déclencher un raz-de-marée viral comme le web en raffole. En quelques heures, la plupart des blogs consacrés au Street Art relayaient en chœur le cri de l’artiste, chacun y allant de son petit commentaire. Si la plupart soutiennent, non sans une tristesse surjouée, l’acte militant de Blu, d’autres s’interrogent sur le paradoxe de la propriété d’une œuvre réalisée illégalement, sur l’effacement d’une œuvre offerte aux habitants qui se l’étaient pour la plupart et à juste titre appropriée ou encore sur la laideur du mur repeint en gris, oubliant qu’il s’agissait pourtant là du postulat.
Paradoxalement, en effaçant ses propres fresques, Blu suscite bien plus d’attention qu’en les réalisant.
Quant à la question de la conservation des œuvres, elle reste posée. En s’intéressant de plus en plus à l’art urbain, les institutions traditionnelles, avec leurs pratiques adaptées à d’autres formes d’art et surtout à une autre époque, se retrouvent ici face à une forme d’expression qu’il est difficile d’intégrer à leurs schémas classiques de préservation.
L’aspect éphémère, indissociable du Street Art, ne doit pas occulter la transmission aux futures générations et il convient de ne pas conserver uniquement des photographies ou des œuvres créées en atelier si l’on veut que ce mouvement soit mieux compris et considéré à l’avenir.
Nicolas Gzeley
Sources : wumingfoundation – artribune – frizzifrizzi