Le Minotaure : Lek, Sowat, Legz & Roti

Durant l’été 2013, Lek et Sowat ont investi la cave d’un immeuble HLM dans le 13e arrondissement de Paris. Réalisée dans le cadre de l’évènement “La Tour Paris 13”, cette installation est la continuité d’une série de projets que les deux artistes ont initié il y a quelques années avec Le Mausolée (2010-2013) et les Entrailles du Palais de Tokyo (2012-2013).

 

À travers ces différentes collaborations, Sowat et Lek tentent de représenter une pratique commune du graffiti, envisageant chacune de leurs actions en fonction des divers lieux que la ville veut bien leur offrir. Ainsi, ils ont appris à composer avec les recoins les plus glauques et reculés de nos cités, jusqu’à les intégrer à leur oeuvres.
En invitant systématiquement différents acteurs de la scène graffiti à travailler avec eux, Lek et Sowat privilégient la rencontre, l’acte et l’expérimentation, instaurant à chacune de leurs interventions un nouveau dialogue entre les artistes et la ville.

spraymium©LekSowatLegzRoti01

La Tour Paris 13

Depuis quelques années, Mehdi Ben Cheikh, directeur de la galerie Itinerrance, expose des street-artists du monde entier dans son espace du 13e arrondissement de Paris. Avec une farouche volonté de promouvoir le street-art au delà des cimaises, il invite également certains artistes à réaliser d’immenses fresques sur les façades d’immeubles du même arrondissement. Une démarche qu’il pousse à son paroxysme lorsqu’à la fin de l’année 2011 il entreprend de réunir une centaine d’artistes dans une tour HLM vouée à la destruction.

spraymium©LekSowatLegzRoti02

Le 1er octobre 2013, la Tour Paris 13 ouvre gratuitement ses portes au public pour un mois seulement. Le succès est immédiat et dépasse toutes les attentes : Chaque jour de ce mois d’automne, la foule se presse au pied de l’immeuble, quitte à parfois attendre plus de 10 heures sous la pluie pour pouvoir entrer. À l’intérieur, 36 appartements sur 9 étages investis par 105 artistes représentant 18 nationalités différentes. Le pari fou de Mehdi Ben Cheikh est gagné.

spraymium©LekSowatLegzRoti03

Neuf mois plus tôt, l’immeuble à peine vidé de ses derniers occupants, les premiers artistes venaient choisir leur espace. La tour allait accueillir, du toit à la cave, un art sauvage et émergeant.

spraymium©LekSowatLegzRoti04

La cave

« La cave nous a tout de suite paru l’endroit idéal pour synthétiser ce que l’on fait depuis de nombreuses années. C’est la plus grande surface que le bâtiment ai à nous offrir et c’est également l’endroit qui a le plus de cachet, de vécu… On y retrouve cette ambiance à la fois inquiétante et apaisante des lieux à l’abandon. »
Lek

Et pour cause, une trentaine de boxes sont disséminés le long des couloirs de cette cave qui s’étend sur deux niveaux. Poussiéreuse et mal éclairée, elle évoque volontiers les fantasmes les plus sordides que l’on veut bien prêter à nos cités HLM. Aux dires des habitants, personne n’aimait vraiment y descendre, les boxes étaient régulièrement visités et l’on pouvait y croiser une population peu fréquentable. Pour l’heure, la cave est déserte, presque silencieuse… Derrière le bruit discret de la minuterie, on décèle si l’on y prend garde, le grondement sourd de la ville qui s’agite au dessus. Ici, on se déplace lentement, la tête baissée, en évitant de se frotter aux murs qui suintent. Quelques mouches volent hasardeusement, évitant les innombrables toiles d’araignées qui tapissent les angles et les plafonds. L’odeur particulière, mélange de poussière, de moisi et d’excréments qui enveloppe l’espace vient compléter cette atmosphère si familière pour des artistes qui ont développé leur pratique, parfois par choix, d’autres fois par dépit, dans les ruines de nos villes.

spraymium©LekSowatLegzRoti05

« Ici, on se retrouve chez nous. Chaque détail de cette cave nous rappelle ces lieux abandonnés que nous avons tant peints pendant notre adolescence.
Toute cette crasse, cette laideur que nous essayons de sublimer à chacune de nos interventions, nous la retrouvons ici. C’est cet aspect sombre et oppressant qui nous a très vite conduit à travailler autour du thème du labyrinthe. »
Sowat

spraymium©LekSowatLegzRoti06

Comme à leur habitude, Sowat et Lek ne se contentent pas de travailler en duo. La confrontation et le challenge de mixer leur peinture avec celles d’autres artistes fait partie intégrante de leur processus de création.
Une particularité du monde du graffiti consistant à peindre en groupe que le duo aime explorer, n’hésitant pas à effacer les individualités pour créer une entité propre.

« Pour ce projet, nous avions dès le départ décidé d’inviter Legz et Roti à nous rejoindre. Legz « The Spaghettist » est l’un des premiers graffeurs à avoir déployé son travail exclusivement dans des lieux abandonnés.
Depuis plus de vingt ans, il observe, documente et intervient dans les friches de sa banlieue parisienne. L’idée d’associer son travail avec le notre nous paraissait évidente. Quant à Roti, nous l’avions rencontré quelques mois auparavant. À la fois très bon peintre et excellent sculpteur de formation, le talent de ce jeune touche à tout nous avait sauté aux yeux et il nous tardait de le retrouver pour le voir à l’oeuvre. »
Sowat

« Dès notre première visite, Mehdi nous a proposé de travailler sous lumière noire. Dès lors, tout s’est mis en place très vite. Sowat et moi-même allions travailler dans les couloirs de manière à accentuer le coté labyrinthique du lieu et Legz s’occuperait des boxes vides.
De son côté, Roti nous a immédiatement proposé de sculpter un Minotaure au centre de la cave. Enfin, nous avons pris la décision de ne peindre qu’en blanc et noir, afin de conserver l’obscurité du lieu en ne révélant que l’essentiel. »
Lek

spraymium©LekSowatLegzRoti07

Peindre des lieux abandonnés, c’est explorer son environnement jusque dans ses entrailles. Chacun de ces endroits raconte un fragment d’histoire de la ville. Figés dans le temps, les objets les plus banals deviennent alors autant d’indices prêts à révéler les secrets du passé. Entre archéologie moderne et ready-made, Lek et Sowat ont ainsi cherché à mettre en valeur ces différentes traces de vie.

« Dans un premier temps, nous avons récupéré de nombreux objets laissés sur place par les anciens habitants. Cachés sous une épaisse couche de poussière, ils s’effaçaient chaque jour un peu plus. Or c’est eux qui nous racontent l’histoire de cette cave et de ses occupants. Nous les avons donc peints à la peinture fluorescente et disposés un peu partout dans les boxes et les couloirs. Ils évoquent pour nous une présence humaine dans ce lieu désormais vide et silencieux. »
Sowat

« Tous ces objets du quotidien qui appartiennent au passé deviennent de véritables petits trésors dès lors qu’ils ont survécu au temps. C’est comme s’ils avaient une âme, une mémoire et qu’ils pouvaient nous transmettre un peu de leur histoire. »
Lek

Le Minotaure

Roti est un jeune writer passionné de mythologie, de symbolisme et d’architecture gothique. Infatigable globe trotteur, il réalise aux quatre coins du globe de grandes fresques avec un style précis et détaillé.
Doté d’une solide formation de tailleur de pierre, il s’est immergé pendant un mois dans la tour et s’est plongé corps et âme dans une réinterprétation personnelle du mythe du Minotaure.

spraymium©LekSowatLegzRoti08

« Ce projet m’a permis de revenir à la sculpture que j’avais quelque peu délaissée ces derniers temps. Connaissant bien le travail de Lek, Legz et Sowat, je trouvais intéressant d’explorer l’impact de la sculpture dans le graffiti. »
Roti

spraymium©LekSowatLegzRoti09

« Ma pièce se décline en trois parties : Le socle, le visage du Minotaure et son profil caché. L’histoire naît d’une bouche qui sort de l’eau. Le premier cône qui s’en échappe représente le récit du mythe, lequel se croise avec un second cône inversé pour évoquer les différentes interprétations populaires de ce même récit.
Mon interprétation raconte toute l’ambivalence d’un être qui créé et détruit par amour. J’ai voulu montrer un être sensible, au regard doux, qui cache un second visage où l’on peut lire ses vices et ses névroses. »
Roti

spraymium©LekSowatLegzRoti10

Les couloirs

Dans toute exploration urbaine, la notion d’égarement se fait systématiquement ressentir.
Visiter un lieu abandonné pour la première fois, c’est d’abord s’y perdre. Selon la taille et l’architecture du site, certains lieux se transforment en de véritables labyrinthes. Entre appréhension et curiosité, il faut alors en explorer chaque recoin pour mieux s’en imprégner, s’y repérer et enfin être apte à y intervenir.

spraymium©LekSowatLegzRoti11

« La cave est bien trop petite pour évoquer un vrai labyrinthe. J’ai donc cherché à accentuer les perspectives et les profondeurs en traçant dans les couloirs des formes géométriques qui fonctionnent également comme de fausses ombres portées. Il fallait à la fois désorienter le visiteur et l’inviter à parcourir chacun des couloirs. Enfin, nous avons repeint à la lumière fluorescente la tuyauterie du plafond pour symboliser le fil d’Ariane de notre labyrinthe. »
Lek

spraymium©LekSowatLegzRoti12

spraymium©LekSowatLegzRoti13

« Lek a choisi de peindre des motifs géométriques, des lignes droites et régulières qui, à la manière d’une signalétique improvisée, définissent les directions à prendre et suscitent la curiosité à découvrir ce qui ce cache derrière chaque intersection. De mon côté, j’ai rempli certaines zones d’une écriture abstraite pour renforcer la profondeur des couloirs et brouiller les distances. C’est également une manière d’évoquer les diverses marques de passage présentes dans la cave en faisant référence aux différents noms inscrits à la craie sur les portes des boxes, ou aux quelques graffitis griffonnés à la hâte sur les murs en brique. »
Sowat

spraymium©LekSowatLegzRoti14

spraymium©LekSowatLegzRoti15

Les boxes

Au plus profond du bâtiment, une trentaine de petits boxes sombres où s’amassent de manière chaotique divers objets laissés par les anciens locataires. C’est ici que l’on perçoit le plus les vies passées qui habitaient l’immeuble. Chacun de ces boxes porte en lui l’histoire personnelle de ceux qui y ont vécu. C’est également ici que l’empreinte du temps est la plus perceptible. Au dessus de l’épaisse couche de poussière qui recouvre le sol, d’immenses toiles d’araignées tombent des plafonds tels de longs draps de soie noircis par l’atmosphère lourde et viciée des sous-sols de nos villes.
Un environnement particulièrement inhospitalier avec lequel Legz compose depuis une vingtaine d’années en investissant régulièrement les espaces oubliés de la région parisienne.

spraymium©LekSowatLegzRoti16

« Ici, je retrouve de nombreux éléments qui font la particularité de ma pratique du graffiti.
La nature du lieu, son abandon et sa destruction programmée résument parfaitement le cadre dans lequel j’évolue depuis de nombreuses années. Au delà de l’aspect esthétique, mon travail consiste notamment à souligner un espace, son histoire et son éphémerité dans notre environnement.
Ainsi, j’ai choisi de peindre en diluant au maximum la peinture fluorescente de manière à révéler les différentes matières du bâtiment. Cela me permet de fondre mes motifs dans le décor et de souligner cette notion omniprésente d’usure du temps. Les divers objets que nous avions peints à la peinture concentrée restent ainsi au premier plan, conformément à cette hiérarchie que nous avions mise en place pour cette installation : La vie passée du lieu, son architecture et nos signatures. »
Legz

spraymium©LekSowatLegzRoti17

spraymium©LekSowatLegzRoti18

La sortie

C’est par l’ancien local poubelle que sortiront, après plus d’une heure de déambulation, les visiteurs de la tour. Si le local représente la plus grande surface que la cave ai à offrir, son entretien régulier lui a enlevé tout cachet. Une pièce vide et sans âme qui, repeinte à grands coups de rouleau, prend alors la forme d’une page blanche. Ici, les artistes concluent leur projet en revenant à la base de leur pratique : L’écriture et la peinture.

spraymium©LekSowatLegzRoti19

« Cette pièce est la dernière que nous ayons peinte. L’idée première était de saturer l’espace en mélangeant nos styles respectifs. Roti étant déjà reparti pour de nouvelles aventures, Legz s’est chargé de représenter le Minotaure par un motif central autour duquel j’ai tracé des lignes circulaires pour rappeler le plan d’un labyrinthe. Enfin, Sowat a placé de chaque côté de la pièce ses écritures abstraites de manière à évoquer les quatre points cardinaux. »
Lek

spraymium©LekSowatLegzRoti20

spraymium©LekSowatLegzRoti21

Si le graffiti est à l’origine une compétition basée sur le nom, son style et son omniprésence, certains writers ont, durant les deux dernières décennies, développé une pratique plus personnelle, les conduisant à explorer de nouvelles façons d’interagir avec leur environnement.
Ici, Lek, Sowat, Legz et Roti nous racontent leur amour pour un paysage urbain en perpétuelle mutation. En inscrivant subtilement leurs traces éphémères dans les zones oubliées de nos villes, ils sont les derniers témoins d’un passé qui s’efface peu à peu.

Texte : Nicolas Gzeley
Photographies : Nicolas Gzeley (sauf les deux dernières par Chrixcel)