Rapto crew : Un air de Sao Paulo en plein coeur de Paris

À l’occasion de la récente sortie du livre de la Tour Paris 13, nous avons décidé de revenir sur cet évènement qui fit couler tant d’encre l’année passée. Si cette exposition éphémère connu un succès médiatique sans équivalent à ce jour, rare sont les journalistes a s’être réellement penchés sur le travail des artistes invités, préférant pour la plupart relayer le dossier de presse reçu et s’extasiant sur une file d’attente à faire pâlir le plus chevronné des organisateurs d’évènements.
Pourtant, même si les oeuvres réalisées à cette occasion étaient pour le moins inégales, certaines valaient assurément le détour (peut-être pas des dizaines d’heures d’attente comme ce fut le cas, on vous le concède). Parmi celles-ci, l’intervention du Rapto crew a particulièrement retenu notre attention. Sur une des façades du bâtiment, de larges signes tracés à la bombe et au rouleau illustraient le graffiti tel qu’il est pratiqué au Brésil et plus particulièrement à Sao Paulo. Il y a un peu plus d’un an, les pixaçäos débarquaient à Paris.

Pixaçäos & Pixadores

Si la scène graffiti occidentale fut largement formatée par les writers du métro New-Yorkais des années 1970-80 puis uniformisée au début des années 2000 avec l’apparition d’Internet, niant ainsi toute particularité locale ; il est un style de graffiti qui évoque immédiatement le pays et la ville qui l’a vu naître : Les pixaçäos de Sao Paulo.
Le chaos architectural de cette cinquième agglomération urbaine mondiale fut, dès le milieu des années 80, un terrain propice à cette nouvelle forme d’écriture emmenée par des pionniers comme Juneca, Tchentcho, Xuim, Di, Chefe, Os Metralhas et bien d’autres…
Contrairement à la plupart des mégalopoles occidentales, le graffiti à Sao Paulo ne se limite pas aux principaux axes de circulation mais envahi la ville jusque dans ses moindres recoins. Même si les trains, métros, bus et camions sont régulièrement taggés, le principal support des pixadores (ceux qui inscrivent leurs pixaçäos) reste les façades des immeubles qu’ils colonisent durant la seconde moitié des années 80 jusqu’à littéralement les saturer à partir du milieu des années 90.
Trouvant ses racines esthétiques dans l’écriture runique, gothique et dans l’étrusque, les pixaçäos sont dès le départ largement inspirés par l’imagerie du Punk et surtout du Heavy-Metal, très à la mode durant les années 80. Principalement réalisés au rouleau et à la bombe, les pixaçäos sont le fruit du rapport entre le corps et l’espace : Escaladant les façades à mains nues, les pixadores recherchent avant tout la visibilité, trompant la mort pour inscrire leur nom dans la ville. Bien loin d’une quelconque recherche décorative ou d’embellissement, les pixadores revendiquent la violence de leurs actes et l’agression visuelle que constitue cette écriture. Contrairement à la majorité des tags visibles aux États-Unis et en Europe où la rapidité du geste engendre le flow et l’esthétique de la signature, les pixaçäos sont structurés par des lignes droites ou légèrement courbées. Ici, ce sont les déplacements possibles du corps qui définissent les différents segments qui vont composer la lettre. Cette dernière sera le plus souvent séparée des autres et méticuleusement alignée, prenant le plus de place possible en fonction de la surface visée et de son accessibilité. Naturellement, les espaces les plus difficiles d’accès ne seront investis que par l’élite de cette communauté : La hauteur restant un gage infaillible de respectabilité pour tout pratiquant de cette discipline hors du commun.
Ainsi, loin des clichés des cartes postales, les pixadores soulignent depuis près de 30 ans l’envers du décor de Sao Paulo, son urbanisme chaotique et étouffant et rappellent que derrière la misère des favelas, une jeunesse dynamique et créative crie haut et fort son existence. Uniques dans le paysage graffiti mondial, les pixaçäos commencent cependant à traverser les frontières et à influencer de plus en plus de writers à travers le globe.

Pour en savoir plus, nous vous recommandons vivement la lecture du livre « Pixaçäo : Sao Paulo Signature » de François Chastanet aux éditions XGpress.

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 Nada Somos

À la fin de l’été 2013, deux brésiliens débarquent donc à Paris sur l’invitation du directeur de la Galerie Itinerrance, Mehdi Ben Cheikh, pour participer au projet de la Tour Paris 13. Chaleureusement acceuillis par Gaël, le maître des clefs de la tour, ils se retrouvent alors en plein coeur d’une résidence artistique multiculturelle incarnée par des artistes de tous horizons. Aux deux brésiliens, Mehdi a réservé la façade qui donne sur la cour intérieure, une place de choix qui s’élève sur 9 étages. Pour l’heure, la nacelle n’est pas encore en place, laissant à nos deux pixadores le temps de s’acclimater. Volontairement anonymes, ils représentent le crew Rapto signifiant Rabiscos Arte Para Todos Olharem (l’art des gribouillis pour tous ceux qui regardent). Leur projet pour la tour n’est pourtant pas de représenter leur crew mais leur « grife » : Nada Somos (nous ne sommes rien). Dans la culture Pixaçäo, un « grife » (prononcez « grifé ») est un rassemblement de divers crews sous un seul nom, souvent représenté par un emblème mêlant lettres et formes figuratives. Créé en 1991, le Nada Somos voit le jour sous l’impulsion des pixadores Chito, Exorcistas, Kadus et quelques autres qui réunirent une trentaine de crews lorsque les premiers « grifes » voyaient le jour à Sao Paulo.

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Quelques jours avant leur départ pour Paris, ils ont noté le nom de ces 30 crews, respectant soigneusement la typographie propre à chacun d’entre eux. C’est cette liste qu’ils ont l’intention de reproduire sur la façade. Pour des raisons évidentes de sécurité, ils ne pourront pas réaliser leurs signatures en escaladant à mains nues les 9 étages. Alors, plutôt que de singer leur pratique, ils ont décidé de se concentrer sur l’esthétique des pixaçäos, en s’appliquant sur le style particulier de chacune des signatures qu’il vont réaliser du haut de leur nacelle.

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Le surlendemain, la nacelle est enfin en place, c’est l’heure d’attaquer le bâtiment. Sous un soleil de plomb, ils se hissent au dernier étage de la tour et commencent par tracer au rouleau de larges lettres en ton sur ton sur les quelques surfaces lisses qu’offre la façade. Calmes et concentrés, ils inscrivent lentement les premiers noms de leur « grife » de long en large. Perchés à une trentaine de mètre de haut, ils s’arrêtent régulièrement pour admirer Paris depuis leur point de vue privilégié. Quelques heures plus tard, ils sont au sol, la première étape est terminée.

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Le lendemain, ils passent la journée à mi-hauteur pour y peindre le nom de leur crew en « grafapixo » : un style de lettrage à mi-chemin entre pixaçäo et graffiti traditionnel. Rempli en gris et contouré en noir, le Rapto crew trône alors au milieu de la façade.

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Le troisième jour, c’est à la bombe que les pixadores reprennent l’écriture des crews du « grife« , repassant les premiers noms tracés au rouleau, débordant sur les balcons et les volets. La façade ressemble peu à peu à celles que l’on peut voir à Sao Paulo depuis une vingtaine d’années. Chaque espace est signé dans une écriture similaire et pourtant à chaque fois différente où le graphisme des lettrages le dispute à la lisibilité.

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En bas de la tour, assises sur un banc, deux personnes âgées observent ce curieux spectacle. De leur propre aveu, elles n’y comprennent rien et y voient même des écritures sataniques ! Pour autant, cela ne leur déplait pas plus que ça, trop heureuses de voir leur quartier en sursis reprendre vie, fusse-t-il à grands coups de rouleaux et de bombes de peinture.
Pour les connaisseurs et amateurs de graffiti, c’est certainement la plus belle oeuvre de la tour, la plus pure, la plus authentique, à l’image de cette discipline. En revanche, pour la majorité des curieux qui viendront se presser autour et dans l’immeuble, attirés par le brouhaha d’un buzz médiatique parfaitement huilé, cette façade ne retiendra guère leur attention. Ils seront plutôt captivés par les peintures poétiques de Pantonio, la calligraphie fluorescente d’El Seed ou les collages de Ludo, dernière coqueluche du petit milieu du street art.

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8 mois plus tard, c’est au tour des pelleteuses de s’exprimer. La destruction programmée de la tour est en marche, pour le plus grand malheur de bon nombre d’amateurs d’art urbain qui voient « la plus grande exposition de street art au monde » disparaître sous leurs yeux. Pourtant, le destin de la tour était écrit, en toute cohérence avec l’art qu’elle enfermait.
Promesse tenue, fin de l’histoire, chapeau bas Mehdi !

Textes et photographies de Nicolas Gzeley